Martin Geoffroy et Jean-Guy Vaillancourt
“Typologie et théorie de l’organisation religieuse
au XXe siècle:
de l’Institution au Mouvement social”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Guay, Pierre Hamel, Dominique Masson et Jean-Guy Vaillancourt, Mouvements sociaux et changements institutionnels (L’Action collective à l’ère de la mondialisation), pp. 349-374. Ste-Foy, Les Presses de l’Université du Québec, 2005, 420 pp.
- Introduction
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- 1. La typologie comme outil de théorisation du religieux
- 2. La religion comme institution centrale de la société
- 3. La dénomination et la dualité Église-secte
- 4. Le culte et la désinstitutionnalisation de la religion
- 5. La religion invisible ou la notion du sacre comme invariant
- 6. La religion en tant que dispositif de la mémoire
- 7. La religion comme mouvement social
- 8. L'institutionnalisation des nouveaux mouvements religieux
- 9. L'application de la théorie des nouveaux mouvements sociaux aux phénomènes religieux
-
- Conclusion
- Bibliographie
INTRODUCTION
Les mouvements religieux ne sont pas toujours conservateurs ou réactionnaires comme certains le prétendent. En réalité, ils peuvent être soit des agents de changement social, soit des piliers pour le maintien du statu quo, ou encore, ils peuvent avoir assez peu d'impacts sur la société. Tout dépend du genre de groupe, de l'époque et du pays concernés et, d'une façon plus générale, de la tradition religieuse impliquée et de la conjoncture historique. Au moment où ils naissent sous l'impulsion d'un chef charismatique, ces mouvements sont souvent de petits groupes fervents et parfois même sectaires, et la plupart du temps, ils s'institutionnalisent graduellement alors que le charisme de leurs chefs en vient à se routiniser et que la ferveur primitive des fidèles décroît. Un exemple historique des plus intéressants d'institutionnalisation graduelle d'un mouvement religieux est celui du christianisme. Sous l'Empire romain, le christianisme a graduellement remplacé les religions païennes, y compris la religion officielle qui était un culte rendu aux dieux et à l'empereur. Il est passé du statut de secte juive marginale à celui de nouvelle religion officielle et instituée de l'Empire, auquel il a d'ailleurs survécu jusqu'à aujourd'hui sous diverses formes en perpétuelle évolution.
À travers l'histoire de l'humanité, de tels exemples d'institutionnalisation et de désinstitutionalisation des organisations religieuses sont trop nombreux pour que nous puissions en faire ici une description exhaustive. Néanmoins, ils sont assez fréquents pour montrer que le phénomène religieux reste rarement figé dans une forme rigide et qu'il est presque toujours en mouvement. L'objectif de ce chapitre sera de montrer comment le concept d'institution religieuse a évolué au cours du XXe siècle chez les chercheurs en sciences sociales pour s'ajuster aux changements radicaux qui se sont produits dans la société et dans le domaine religieux lui-même. Le but de cette recherche est aussi d'apporter une contribution à une nouvelle formulation du concept d'institutionnalisation des phénomènes religieux et ainsi de tenter d'ouvrir la voie à une nouvelle conceptualisation des mouvements religieux en tant que mouvements sociaux au sens large du terme. Il s'agit de voir comment les approches théoriques de l'institutionnalisation du religieux se sont développées en relation avec l'apparition des nouveaux mouvements religieux dans la deuxième partie du XXe siècle.
Notre texte va d'abord illustrer, à travers une analyse documentaire sélective, les deux principaux types classiques de l'institutionnalisation des mouvements religieux, soit la secte et l'Église. Nous verrons ensuite comment se sont développées une troisième et une quatrième catégories, celles de la dénomination et du culte, et nous poursuivrons en exposant les recherches qui centrent l'attention sur les mouvements religieux en tant que mouvements sociaux porteurs de changement. Nous serons alors davantage en mesure de comprendre comment l'étude des nouveaux mouvements religieux, plus spécifiquement celui du Nouvel Âge, peut se rattacher à la théorie des nouveaux mouvements sociaux.
1. La typologie comme outil
de théorisation du religieux
Nous savons bien que les diverses typologies et définitions de la religion que nous aborderons sont d'abord et avant tout des outils théoriques qui ne peuvent pas tout simplement être plaqués sur la réalité sociale. Ce sont tout de même des clefs d'interprétation extrêmement importantes des données empiriques, surtout lorsqu'on remarque qu'elles finissent presque toujours par s'adapter au changement social.
Selon Dominique Schnapper (1999), la compréhension sociologique devrait avoir pour principale ambition de remplacer la diversité et la confusion du réel par un ensemble d'images intellectuelles qui seraient intelligibles, cohérentes et rationnelles. Schnapper cite Weber pour affirmer que le cours des choses devient naturel lorsque l'on cesse de s'interroger sur le sens des actions humaines et sociales. En effet la compréhension sociologique affirme que rien n'est à proprement parler tout à fait « naturel » dans ce bas monde, que les êtres humains sont aussi en partie des constructions sociales et culturelles. Le sens que les individus donnent à leur action s'inscrit dans un ensemble plus large qui donne à son tour un sens social à l'action de l'individu. La sociologie relèverait à la fois de la connaissance historique et de l'expérimentation. La sociologie tire justement son originalité du fait qu'elle doit confronter les résultats des enquêtes, que celles-ci soient quantitatives ou qualitatives, à une réflexion plus large sur la société située dans un contexte historique donné. Selon Schnapper, l'analyse typologique « est un instrument de clarification du réel et d'intelligibilité des relations sociales, qui consiste a comparer les résultats des enquêtes à une idée abstraite construite par le chercheur en fonction de son point de vue » (Schnapper, 1999, p. 5). On doit donc confronter l'idéal-type wébérien à divers types de sociétés concrètes pour obtenir l'équilibre épistémologique souhaité entre le pôle expérimental (l'enquête) et le pôle historique (la théorie). La construction d'une typologie s'appuie donc sur une interprétation de la réalité et des liens entre les phénomènes observés par les enquêtes. Elle s'appuie aussi sur les caractéristiques essentielles d'un milieu particulier ainsi que sur une condition sociale et même, parfois, sur une société dans sa globalité. C'est pourquoi les typologies sont souvent, comme nous avons l'intention de le montrer, le reflet de l'époque et de l'espace géographique et culturel où elles ont été élaborées.
Nous sommes donc plutôt en faveur de la pratique de l'analyse typologique parce que nous estimons que la méthode sociologique ne doit pas être trop abstraite ou générale, mais qu'elle ne doit pas non plus être trop embourbée dans les données empiriques et les réalités concrètes. Les idées macrosociologiques peuvent aussi bien naître de la réflexion sur les données de l'enquête que les précéder. Selon Schnapper, les typologies doivent se baser sur des situations ou des relations ; elles doivent êtres souples et mobiles ; enfin, elles doivent viser à établir des relations abstraites entre les variables : « La méthode typologique n'a pas pour objet de classer les personnes, mais d'élaborer la logique des relations abstraites qui permet de mieux comprendre les comportements et les discours observés et donne une nouvelle intelligibilité aux interactions sociales » (Schnapper, 1999, p. 113). C'est donc de cette « souplesse » et de cette diversité typologique que nous allons maintenant discuter.
2. La religion comme institution
centrale de la société
Au début du XXe siècle, bien qu'ayant déjà subi certaines formes de déinstitutionnalisation que l'on a aussi appelées laïcisation, sécularisation et désenchantement du monde, la religion reste encore une institution centrale dans la société occidentale. Les premières grandes théories sociologiques du religieux se sont construites à partir des grandes traditions religieuses du christianisme et elles sont en fait des théories générales de la société.
Dans le cas d'Émile Durkheim (1912), la religion est une expérience du sacré et de la communauté qui s'exprime sous la forme de croyances et de pratiques. Elle comporte de nombreuses fonctions d'intégration sociale. Il faut dire que la notion de sacré a été largement développée par Durkheim en synergie avec les travaux de Mauss sur la magie [1]. Mais déjà en 1886, dans un compte rendu d'un livre de Herbert Spencer sur les institutions ecclésiastiques, Durkheim dit de la religion « qu'elle s'impose non seulement à la conduite, mais à la conscience. Elle ne dicte pas seulement des actes, mais des idées et des sentiments. En définitive, la religion commence avec la foi » (Durkheim, 1886, p. 68). Pour lui, la caractéristique principale de la religion est d'opérer une séparation entre le sacré et le profane. Le sacré relève de l'extraordinaire et de l'inhabituel, il se situe hors de notre monde profane. Le profane relève du quotidien de chaque individu, de la vie réelle, ordinaire et répétitive. La sociologie durkheimienne cherche l'origine de la société dans les formes élémentaires de la religion et de la relation au sacré. Paradoxalement, le sacré est aussi un produit de la société, une sorte de processus de sublimation sociale qui maintient la cohésion et la cohérence d'une société. Apôtre de la laïcité à la française, Durkheim pense que la religion va progressivement se transformer en une sorte de religion civile républicaine. Il ne sous-estime pas l'apport des religions instituées dans la production et la gestion du sacré, mais pour lui, dans les diverses manifestations du sacré, c'est la société qui se rend un culte à elle-même, qui s'autocélèbre. La définition qu'il donne du phénomène religieux découle donc de cette notion du sacré comme manifestation de « l'émotion des profondeurs » créatrice du lien social et de la société : « Une religion est un système solidaire des croyances relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » (Durkheim, 1912, p. 65).
Même si cette définition est loin de cerner toutes les dimensions du phénomène religieux contemporain, elle a eu le mérite de jeter les bases d'une sociologie de la religion en mettant l'emphase sur les croyances et les rites en tant que manifestations concrètes et mesurables du lien avec le sacré. Par exemple, Glock et Stark (1965), deux sociologues américains bien connus, ont développé les deux dimensions fondamentales de Durkheim en ajoutant trois nouvelles dimensions qui permettent de mieux cerner les réalités contemporaines du religieux et nous ont ainsi donné ce qu'on appelle les cinq dimensions de la religiosité : la dimension idéologique (les croyances), la dimension rituelle (les pratiques), la dimension de l'expérience (le sentiment religieux), la dimension intellectuelle (la connaissance) et la dimension morale ou des conséquences (les effets éthiques de la religion sur la société et sur l'individu). On peut voir ici que l'œuvre de Durkheim continue tout de même à servir de base théorique à cette conceptualisation contemporaine de la religion, même si, au plan organisationnel, il insiste trop exclusivement sur la forme ecclésiale de la communauté morale.
Dans l'étude de la notion d'institution dans le domaine religieux, la sociologie des religions de Max Weber est fondatrice elle aussi parce que ce dernier estime que la religion est un phénomène social « relativement rationnel », une « façon d'agir en communauté relativement autonome » qui permet une certaine forme de domination sur les hommes. Les formes les plus fondamentales des comportements motivés par des facteurs religieux ou magiques sont accomplies dans le but d'obtenir le bonheur et une longue vie heureuse sur la terre. Pour Weber, l'institution religieuse est génératrice de lien social tant qu'elle est en mesure d'exercer son mode particulier de pouvoir. Selon Weber, il y a trois types idéaux de légitimation du pouvoir que l'on peut retrouver même dans les organisations religieuses : 1) l'autorité administrative rationnelle-légale, 2) les coutumes de type traditionnel, 3) la prophétie charismatique. Ce chercheur allemand du début du XXe siècle sera, avec Ernst Troeltsch, le premier sociologue à distinguer les types idéaux de l'Église et de la secte et à analyser les rapports de ceux-ci avec la société et l'économie modernes. Selon Weber, l'Église fait des compromis avec le pouvoir politique et la société en général, alors que la secte garde sa pureté en restant dans une certaine marginalité sociale. Ce sociologue est ainsi un des premiers, à notre avis, à jeter les bases d'une véritable théorie de l'institutionnalisation des phénomènes religieux dans la société moderne. « Weber a découvert que, en se transmettant, le charisme se routinise et un processus d'institutionnalisation s'amorce avec les deuxième et troisième générations d'un groupement prophétique » (Willaime, 1998, p. 29).
Contemporain et étudiant de Weber, le théologien Ernst Troeltsch (1931) classe les différentes manifestations organisationnelles de la religion en trois catégories : l'Église, la secte et le mysticisme. Évidemment, les préoccupations théologiques de Troeltsch et le contexte historique de sa recherche l'ont amené à ne considérer que les formes propres au christianisme dans sa typologie. Il étudie les rapports entre les croyances chrétiennes et le monde profane. Dans la vision tripartite « Église-secte-mysticisme », l'institution ecclésiastique est une forme relativement conservatrice qui fait des compromis avec « le monde » pour pouvoir maintenir la stabilité de sa structure dans la société, alors qu'à l'opposé, la secte est marginale au plan religieux et s'affirme aussi généralement en opposition à la société. Si la secte représente un petit groupe « schismatique » qui s'est séparé ou qui a été exclu de la religion dominante, et qui entre souvent en conflit avec la société ambiante, le mysticisme, de son côté, est plutôt le fruit d'une expérience individuelle intense, réalisée en marge de la société. Depuis plusieurs décennies déjà, de nombreux théologiens et sociologues ont développé, à partir de la typologie tripartite de Troeltsch, quelques autres sous-types comme l'Église universelle, la dénomination, la secte établie, le culte, mais c'est finalement la typologie quadripartite Église-dénomination-secte-culte qui demeure encore la plus utilisée en sociologie depuis que le sociologue Becker l'a ainsi élaborée avant la Seconde Guerre mondiale [2].
Il reste que le « désenchantement du monde » qu'avait prévu Weber ne s'est pas pleinement réalisé. D'ailleurs, Weber n'a jamais affirmé que la religion allait disparaître, mais plutôt que cette dernière était soumise au même processus de rationalisation que les autres institutions modernes. Si Weber était en mesure de décrire la désinstitutionalisation des religions historiques, il ne pouvait prévoir que celles-ci seraient encore des institutions importantes dans plusieurs pays du monde en ce début du troisième millénaire. Même si sur le plan théorique, la typologie Église-secte de Weber, ainsi que celle, tripartite, de Troeltsch, tiennent encore la route, celles-ci sont cependant de moins en moins utiles pour rendre compte de la réalité empirique. Un des chercheurs contemporains qui ont quand même utilisé judicieusement la typologie de Troeltsch est le théologien québécois Richard Bergeron (1982), qui distingue l'Église, la secte et la gnose dans son ouvrage sur les nouveaux mouvements religieux.
3. La dénomination
et la dualité Église-secte
Dès le début du XXe siècle, le processus de sécularisation a fait en sorte que les grandes religions ont perdu de plus en plus leur emprise sur la société. On a assisté aussi à la fragmentation des croyances religieuses. Il est apparu alors évident aux chercheurs de l'époque qu'il fallait faire éclater la typologie Église-secte en y ajoutant des sous-types intermédiaires. Un des premiers à le faire fut Richard H. Niebuhr (1929) avec le concept de dénomination religieuse. Pour lui, la dénomination religieuse se situe à mi-chemin entre la secte et l'Église. C'est une organisation religieuse au sens traditionnel du terme, mais le dogme y reste plutôt flexible. Dans cette typologie, l'Église est considérée comme étant le stade le plus structuré de développement de la religion, alors que les sectes sont perçues comme des espèces d'Églises « primitives », de communautés religieuses effervescentes. La dénomination est souvent une ancienne secte qui aspire à devenir une Église. Selon le sociologue Howard Becker (1932), la dénomination est une espèce de grande secte plus ou moins institutionnalisée qui réussit relativement bien à s'adapter à la société et qui met en sourdine les formes les plus marginales de comportement social et religieux. Becker reprend la typologie de Niebuhr en y ajoutant la nouvelle catégorie du « culte ». Il voit le culte comme étant une forme religieuse encore plus extrémiste que la secte, parce que celui-ci non seulement rejette la société, mais récuse aussi certains fondements de la tradition religieuse chrétienne. Le culte met l'emphase sur l'expérience de la transcendance individuelle plutôt que sur le sentiment d'appartenance à une communauté religieuse, comme c'est le cas dans l'organisation ecclésiale. Dans certains cas, il s'agit d'un culte voué à la personnalité d'un fondateur charismatique décédé, ou d'un culte rendu à un lieu mythique ou à une manière particulière de vivre. La typologie Église-dénomination-secte-culte est ainsi devenue très populaire en sociologie des religions ; c'est certainement l'outil qui reste encore le plus utilisé aujourd'hui, malgré certaines tentatives pour la perfectionner encore.
Ainsi, le sociologue J. Milton Yinger (1964) a par la suite tenté de développer le continuum Église-secte en ayant comme principal critère de classification l'acceptation ou le rejet des valeurs séculières de la société par les différentes organisations religieuses. Yinger construit sa typologie à partir du niveau d'organisation des groupes religieux en se basant principalement sur trois critères : l'intégration plus ou moins grande des unités à une structure, l'existence et le développement d'un personnel de « professionnels » et l'émergence d'une bureaucratie. Dans cette typologie, on retrouve six formes d'organisation de la religion : l'Église universelle, l'Église, la dénomination, la secte établie, la secte marginale et le culte. Selon Yinger, l'Église universelle n'est ni une communauté morale au sens durkheimien du terme, ni une religion « invisible » ; c'est plutôt une grande institution religieuse que l'on peut retrouver sous une forme ecclésiale fortement intégrée à la société ou sous une forme plus diffuse dans laquelle le niveau d'organisation est plus déficient.
Plusieurs recherches intéressantes ont continué par la suite à utiliser la simple dichotomie Église-secte (Clark et Pope, entre autres), mais certains auteurs ont accordé plutôt beaucoup d'importance aux sous-types d'Églises (Werner Stark) et surtout aux sous-types de la secte. Le sociologue anglais Bryan Wilson (1963), par exemple, pensait que l'on pouvait classer les sectes selon leur réaction face à la société séculière. Dans sa première typologie des sectes, il y a quatre sous-types de sectes : un premier type se concentre sur des groupes « manipulateurs »dont la doctrine serait basée sur une philosophie moderne. Une deuxième catégorie de groupes dits « thaumaturges » est formée de ceux qui communiquent de façon magique avec le surnaturel. Une troisième est celle des « réformistes », qui regroupe les sectes qui veulent changer le monde. Finalement, Wilson identifie une quatrième catégorie dans laquelle se retrouvent des groupes radicaux complètement coupés du monde, qu'il appelle « utopiques ». Cette typologie s'éloigne passablement de la tradition wébériano-troeltschienne, et elle a rarement été reprise par d'autres spécialistes parce qu'elle semblait trop limitée au contexte britannique. D'ailleurs, Wilson lui-même l'a modifiée et amplifiée par la suite, ce qui a rendu son utilisation encore plus problématique.
4. Le culte et la désinstitutionnalisation
de la religion
Le phénomène de la déinstitutionnalisation de la religion peut être expliqué en partie par la théorie de la sécularisation ou par ce que Weber qualifiait de « désenchantement du monde ». Depuis lors, on s'est rendu compte que ce « désenchantement »n'était que partiel et que ce qu'on croyait être une sécularisation générale correspondait en fait davantage à une fragmentation des intérêts et des pratiques de la religion dans la société moderne. En fait on parle davantage maintenant d'un lent processus de différenciation sociale qui a séparé la religion des autres sphères du social. Devant cet éclatement de la religion institutionnalisée, les conceptualisations de la religion ont cherché à s'adapter à une situation où il y a de moins en moins de modèles dominants auxquels les gens peuvent se référer.
La catégorie du culte a aussi connu plusieurs développements intéressants vers la fin du XXe siècle. Selon Colin Campbell (1972), la sécularisation a créé les conditions de l'émergence d'une société centrée sur un mélange de mysticisme, de magie et de pseudo-sciences. Pour Campbell, il est erroné de comparer le culte à la secte dans une perspective dualiste puisque leurs origines ne sont pas nécessairement communes. Alors que la secte est généralement issue d'un schisme avec une des grandes traditions religieuses, surtout chrétiennes, le « milieu cultique » aurait plutôt ses origines dans une espèce d'underground culturel de la société. Selon l'auteur, le milieu cultique est caractérisé par le syncrétisme des croyances et une contre-culture de recherche spirituelle axée sur les traditions orientales et sur l'expérimentation, ainsi que par une sélection dans la consommation et dans l'utilisation de divers médias de communication à des fins spirituelles.
Rodney Stark et William Bainbridge (1985) abondent dans le même sens en disant que le culte rejette la culture traditionnelle dominante et qu'il est aussi de nature individualiste et expériencielle. Cette catégorie s'applique assez mal au mouvement du Nouvel Âge par exemple, car ce mouvement n'est pas toujours individualiste et ne rejette pas complètement la culture dominante. Cependant, les auteurs proposent une typologie basée sur le niveau de tension que les groupes religieux entretiennent avec la société. Cette tension peut se caractériser par une « différence à l'égard de la norme établie », un « antagonisme ou rejet mutuel » ou une « séparation totale » dans laquelle les rapports avec la société sont complètement coupés. Pour ces deux sociologues américains, les institutions de type ecclésial et les mouvements religieux organisés (ou dénominations) entretiennent peu de tension avec la société séculière, alors que c'est plutôt le contraire pour la secte et le culte. Tout ceci ne renouvelle pas tellement la typologie classique de Weber, à notre avis, d'autant plus que Stark et Bainbridge utilisent une approche théorique de choix rationnel qui cadre assez mal avec un phénomène culturel comme la religion qui ne peut être réduit à la pure « rationalité ». Ils ont ensuite subdivisé le concept du culte en trois sous-dimensions : « le culte d'auditeurs », « le culte du client » et le « mouvement cultiste ». Le « culte d'auditeurs »n'a pas d'organisation formelle et ne fait pas de recrutement. Il y a peu de chance qu'il devienne éventuellement une religion parce qu'il n'offre que des compensateurs de valeur modeste, comme des divertissements sociaux. En revanche, « le culte du client » est plus organisé même s'il n'offre, lui aussi, que des compensateurs de valeur modeste. Il faut cependant souligner que ces compensateurs sont beaucoup plus spécifiques et qu'on ne les retrouve pas dans les systèmes de signifiants ultimes. Cette catégorie de culte met l'accent sur la relation interpersonnelle entre un client et un consultant. Finalement, le mouvement cultique est une organisation religieuse qui tente de satisfaire tous les besoins des membres en offrant une brochette uniforme de compensateurs que l'on peut acquérir en toute liberté à l'intérieur d'un « groupe d'étude », même si parfois certains de ces cultes peuvent devenir sectaires. Comme on peut le voir, ce discours en termes de compensateurs, de clients et de consultants apporte assez peu de lumière sur la question de l'institutionnalisation des mouvements religieux, pour la bonne raison qu'il se cantonne au niveau d'une théorie du choix rationnel et des acteurs individuels.
De son côté, Allan Eister (1972) a élaboré des catégories à partir de la réaction du culte face à une crise culturelle. Ces réactions peuvent être syncrétiques et innovatrices et elles peuvent combiner des éléments conventionnels de la religion avec des idées et des pratiques essentiellement non religieuses ou même ésotériques. Elles peuvent rechercher des solutions individualistes comme la prise de conscience et la réalisation de soi et elles peuvent aussi devenir apocalyptiques sans pour autant être des sectes chrétiennes reconnues. Par ailleurs, David A. Martin (1962) estime que le culte n'est pas réellement chrétien et rejette donc ce terme de sa typologie pour se concentrer plutôt sur le concept de dénomination. Pour lui, l'Église et la dénomination sont des forces politiques et sociales modérées, alors que la secte est plutôt radicale. L'Église est collectiviste tandis que la dénomination est individualiste ; c'est là la principale distinction entre les deux. De son côté, la secte, même quand elle n'est pas à proprement parler religieuse, peut être soit collectiviste (p. ex., le communisme), soit individualiste (p. ex., l'anarchisme).
Encore une fois, le problème de toutes les variations sur la catégorie du « culte » est qu'elles sont toutes essentiellement des extensions de l'approche dichotomique de la typologie « Église-secte », ce qui fait qu'elles ne prennent pas en considération les aspects originaux de l'organisation en réseaux des nouveaux mouvements religieux et du Nouvel Age. Le principal problème avec toutes les typologies que nous venons de décrire est qu'elles ne s'attardent qu'aux formes institutionnalisées de la religion perçue à travers ses dimensions idéologiques et rituelles bien établies. Par conséquent, elles ne peuvent pas s'appliquer à un réseau informel et non institutionnalisé comme celui que nous retrouvons dans plusieurs nouveaux mouvements religieux, comme c'est le cas pour le Nouvel Âge.
5. La religion invisible ou la notion
du sacré comme invariant
Une autre définition de la religion, relevant d'une tradition beaucoup plus anthropologique que sociologique, considère la religion comme l'ensemble des systèmes explicatifs utilisés par les individus pour répondre aux questions de sens ultime. Ces systèmes seraient des invariants, c'est-à-dire qu'ils ne changeraient pratiquement pas à travers les âges. Le sociologue Thomas Luckmann (1967), avec son concept de « religion invisible », offre probablement une des définitions de la religion qui, sans toutefois être complètement adéquate, permet d'expliquer un peu mieux des phénomènes comme le Nouvel Âge (NA) ou certains nouveaux mouvements religieux (NMR) actuels.
Luckmann tente de résoudre le problème de la définition de l'institution religieuse en mettant cette dernière au second plan derrière une conception plutôt phénoménologique du religieux. Ce concept peut quand même servir de point de départ intéressant pour une définition adéquate du NA. L'auteur critique avec justesse les définitions et les typologies précédentes, qui ne semblaient vouloir s'attarder qu'à l'aspect organisationnel de la religion. De plus, il remet radicalement en question le concept de sécularisation :
- It is true that church-oriented religion is merely one and perhaps not even the most important element in the situation that characterizes religion in modern society (Luckmann, 1967, p. 28). [...] What are usually taken as symptoms of the decline of traditional Christianity may be symptoms of a more revolutionary change : the replacement of the institutional specialization of religion by a new social form of religion (Luckmann, 1967, p. 91).
Selon nous, le NA et les NMR représentent des manifestations de cette nouvelle forme sociale de religion qui, d'après Luckmann, remplace la religion institutionnelle par une multitude de conceptions religieuses relevant de la vie privée des individus plutôt que d'une Église déjà établie, ce que Reginald Bibby a appelé la « religion à la carte ». Ces nouveaux réseaux d'individus, qui sont la plupart du temps autonomes, fonctionnent souvent à l'extérieur des structures sociales établies. En fait ils fonctionnent parallèlement aux institutions primaires via un réseau de branches secondaires qui répondent à des besoins de plus en plus spécifiques. Le changement social et la contestation « passive » se manifestent tout d'abord par le boycott des institutions primaires. Par exemple, le désabusement des tenants du NA envers les Églises établies, envers la classe politique et les « vieux » partis, et parfois même envers le système économique dominant, pourrait être identifié comme une caractéristique commune aux enfants du Verseau.
Selon Luckmann, le besoin de transcender la structure biologique est une constante anthropologique chez l'être humain. Cette transcendance s'exprime à travers une vision du monde qui se situe en opposition à un cosmos sacré. La vision du mande est constituée d'événements de la vie quotidienne qui sont analysés à partir d'un schéma d'interprétation. Elle est aussi assortie de mécanismes d'évaluation morale et pragmatique soumis à divers niveaux d'interprétation sociohistorique. Elle est une forme élémentaire non spécifique de religion. Pour être cohérente, la vision du monde d'un individu doit être inscrite dans un univers de sens à caractère sacré ; jusqu'à maintenant, l'Église était cet intermédiaire entre l'individu et le cosmos sacré. Le NA consacre l'abolition du médiateur unique et favorise, dans la plupart des cas, une vision autonome du monde, c'est-à-dire une diversification des intermédiaires et parfois même l'élimination totale de ces derniers. Cependant, cette multiphcation des médiateurs peut aussi provoquer l'émergence d'une vision sectaire du cosmos sacré qui s'incarne dans le phénomène des sectes religieuses et de la dépendance à l'égard des gourous spirituels.
Dans la perspective de Luckmann, le réseau du NA serait donc plutôt un effet du déplacement des systèmes symboliques de sens ultime des institutions publiques vers la « sphère du privé ». Ses travaux expliquent bien, à notre avis, cette transition : l'auteur souligne certaines caractéristiques que l'on retrouve dans le NA, comme l'impression d'une idéologie un peu vague et d'un syncrétisme de plusieurs croyances :
- Religious themes originate in experiences in the « private sphere ». They rest primarily on emotions and sentiments and are sufficiently unstable to make articulation difficult. They are highly « subjective » ; that is, they are not defined in an obligatory fashion by primary institutions. The secondary institutions [...] attempt to articulate the themes arising in the « private sphere » and retransmit the packaged results to potential consumers. Syndicated advice columns, « inspirational »literature ranging from tracts on positive thinking to Playboy magazine, Reader's Digest versions of popular psychology, the lyrics of popular hits, and so forth, articulate what are, in effect, elements of models of « ultimate » significance. The models are [...] non-obligatory and must compete on an [...] open market (Luckmann, 1967, p. 103-104).
Les institutions primaires, comme le gouvernement et l'Église, n'ont plus la crédibilité de jadis parmi les populations occidentales ; elles sont souvent coupées de la réalité quotidienne des individus. La spiritualité humaine et la recherche d'un sens à la vie s'expriment désormais pour plusieurs dans de nombreuses institutions secondaires. Le NA et les NMR en général ne sont certes pas des institutions au sens traditionnel du terme ; ce sont des réseaux d'individus plus ou moins organisés selon les circonstances. Il est impossible de scruter l'organisation du mouvement du NA et des NMR de la même façon que celle des grandes Églises traditionnelles. On retient donc que la perspective de Luckmann a eu le mérite de critiquer une certaine sociologie dont la définition substantielle, essentialiste et exclusiviste de la religion chassait d'emblée toutes les manifestations non institutionnalisées du religieux hors du champ de la recherche. Cependant, cette définition très large de la religion a donné lieu à plusieurs conceptualisations passe-partout du phénomène religieux contemporain comme « la religion diffuse », « la religion à la carte » ou « la nébuleuse mystique-ésotérique ». Ce faisant, nous sommes passes d'une définition de la religion trop étroitement exclusiviste à une définition trop inclusiviste et trop large qui voit du religieux partout.
6. La religion en tant
que dispositif de la mémoire
Dans le sillon des travaux de pionnier de Maurice Halbwachs, Danièle Hervieu-Léger (1993, 1999) a aussi tenté de dépasser les perspectives à la fois trop inclusivistes ou trop exclusivistes sur la religion en mettant davantage l'accent sur le rapport entre la religion et la mémoire. Elle avance que la constitution imaginaire d'une « lignée croyante » serait à la base de la formation de la religion dans le monde moderne et que cette lignée serait en ce moment mise en péril par la fragmentation des institutions religieuses traditionnelles. Selon elle, la religion serait : « Un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l'appartenance à une lignée croyante particulière » (Hervieu-Léger, 1993, p. 119).
Cette définition est basée sur la conception de l'auteure qui postule qu'il ne peut pas y avoir de religion sans une lignée croyante qui perpétue une « mémoire autorisée ». Hervieu-Léger cherche à réarticuler le concept de tradition dans la modernité, ce qui est très novateur puisque la tradition et la modernité sont généralement perçues comme deux notions aux antipodes l'une de l'autre. Selon la sociologue, la tradition n'est pas que la répétition pure et simple du passé, car les mécanismes sociaux de la référence à la tradition font partie intégrante de la dynamique des rapports sociaux (Hervieu-Léger, 1993, p. 122 et 128). Dans cette perspective, la tradition est perçue comme génératrice d'une « mémoire autorisée » qui met l'accent sur un ordre qui s'inscrit dans une « lignée croyante ». En fait, Hervieu-Léger avance l'hypothèse selon laquelle il ne peut pas y avoir de religion sans que ne soit invoquée l'autorité d'une tradition, ce qui amène l'auteure à la définition suivante :
- On appellera tradition, dans cette perspective, l'ensemble des représentations, images, savoirs théoriques et pratiques, comportements, attitudes, etc., qu'un groupe ou une société accepte au nom de la continuité nécessaire entre le passé et le présent. Ce qui vient du passé n'est donc constitué en tradition que dans la mesure où l'antériorité constitue un titre d'autorité (Hervieu-Léger, 1993, p. 127).
Selon elle, la modernité religieuse s'incarne non pas dans les hypothèses classiques de la perte de la croyance, mais plutôt dans les nouvelles modalités du croire. Elle revendique donc la nécessité d'une analyse des transformations et de la mutation des structures du croire dans les sociétés modernes. L'objectif est de construire une théorie de la religion qui dissocie la religion de ses manifestations institutionnalisées et spécialisées dans le but de saisir le processus de la dispersion du religieux dans l'espace social contemporain. Le nouveau point de départ pour la recherche en sociologie de la religion serait donc de maîtriser la tendance qui consisterait, après n'avoir plus vu de religion nulle part dans l'espace social, à découvrir du spirituel et du sacré partout. La position de Hervieu-Léger est à mi-chemin entre une perspective exclusiviste et une perspective inclusiviste de la religion, c'est-à-dire qu'elle pense que l'on trouve encore du religieux et du sacré dans les religions historiques instituées, ainsi que dans des phénomènes « en mouvement » comme la figure du « pèlerin » et aussi celle du « converti ». La « triple figure du converti » se manifeste quand un individu passe, la plupart du temps d'une façon spectaculaire, d'une religion à une autre. Forme par excellence de protestation socio-religieuse, la conversion vise la construction d'une nouvelle identité sociale et religieuse en opposition avec l'ancienne religion du sujet croyant. Cela peut s'incarner sous la forme d'un individu qui change de religion ou par une personne n'ayant jamais appartenu à une tradition religieuse qui décide soudainement d'en choisir une. Il peut s'agir aussi d'une redécouverte radicale de sa propre tradition religieuse « perdue », comme c'est le cas dans le mouvement charismatique par exemple. L'auteure qualifie cette position religieuse du converti « d'utopie-refuge » parce que le converti rejette la plupart du temps la société séculière. Selon la sociologue, le converti serait désormais la figure moderne exemplaire du croyant (Hervieu-Léger, 1999, p. 122-145).
Par ailleurs, la religiosité pèlerine moderne serait une figure en opposition avec celle, plus traditionnelle, du pratiquant qui assiste régulièrement aux offices religieux. Chez le pratiquant, la pratique religieuse est « fixe et obligatoire », alors que chez le pèlerin elle est « modulable et volontaire ». Cette même pratique est normée par une institution dans le cadre d'un encadrement territorial qui s'articule autour d'une communauté [3], alors que chez le pèlerin elle est « mobile et autonome ». La pratique du pèlerin en est une d'exception basée sur des expériences intensives et extraordinaires, alors que celles du pratiquant régulier sont répétitives et ordinaires (Hervieu-Léger, 1999, p. 109). L'auteure cite les Journées mondiales de la jeunesse, qui ont été tenues à Paris en 1997, comme exemple d'une religiosité pèlerine en mouvement. Tous les deux ans, l'Église catholique montre sa force d'attraction en conviant des millions de jeunes de la Terre entière dans une des grandes villes du monde pour ces espèces de journées olympiques du spirituel. Les dernières se tenues à Toronto en juillet 2002. Le succès de ces journées a d'abord surpris les autorités ecclésiales, et encore plus les médias, qui ont rapidement récupéré l'événement en le liant à la figure du « pape pèlerin » de Jean-Paul II [4]. Selon Hervieu-Léger, on assisterait en ce moment à une institutionnalisation de la pratique pèlerine dans l'Église catholique parce que la gestion du pluralisme permet, dans le contexte d'une dérégulation institutionnelle avancée, le jeu de la pérégrination et du rassemblement émotionnel qui caractériserait les pèlerinages modernes (Hervieu-Léger, 1999, p. 115). À partir de ces deux grandes figures contemporaines du religieux, le pèlerin et le converti, la sociologue dégage quatre grands types de modalités de la croyance religieuse de notre temps. Ainsi, un régime de validation du croire de type « institutionnel » sera régi par une « autorité institutionnelle qualifiée » chargée de valider ou d'invalider la « conformité » aux dogmes prescrits. Le régime de type « communautaire » se valide à travers le groupe en tant que tel et son critère principal de confirmation est la cohérence de la communauté. Le régime de validation « mutuel » prend son appui sur « l'authenticité » de « l'autre » tandis que celui de « l'autovalidation » repose sur la « certitude subjective de l'individu lui-même » (Hervieu-Léger, 1999, p. 187).
Il reste que la position de Hervieu-Léger, même si nous en pensons généralement le plus grand bien, a été sévèrement critiquée parce qu'elle affirme que certaines nouvelles formes de religiosité sont la réaffirmation de la tradition dans la modernité. Par exemple, Ivan Varga trouve que Hervieu-Léger met trop l'emphase sur la tradition :
- There are, however, several problems concerning the importance of collective memory and traditions. Apart from the fact that traditions play an ever smaller role in the economy, policy, and culture in modern society, collective memory is fragmented, can be manipulated and re/constituted [...] according to the interests or perceptions of particular groups, be they religious or secular [...] The more pluralistic society becomes, the more fragmentation becomes perceptible. Albeit the de-traditionalization process is far from complete, and it cannot absolutely be complete, [...] modernity, indeed, did diminish the role of traditions (Varga, 2000, p. 111).
Il est certain que d'un point de vue nord-américain, le poids de la tradition semble moins imposant que d'un point de vue européen, surtout dans la France laïque où la prolifération religieuse est loin d'être aussi achevée qu'en Amérique du Nord. Il reste que l'hypothèse d'une réarticulation de la tradition religieuse dans la modernité avancée nous apparaît encore très féconde pour décrire les NMR et le NA.
Malgré leurs divergences, les sociologues de diverses tendances théoriques semblent s'entendre sur un point : il y a effectivement une perte d'emprise des religions historiques dans les sociétés industrielles avancées au profit d'une multitude de recompositions du religieux qui se pratiquent autant à l'intérieur qu'à l'extérieur des institutions. D'ailleurs, la plupart des chercheurs utilisent des termes comme « nouveaux mouvements religieux » ou « mouvement du Nouvel Âge »pour qualifier les manifestations contemporaines du religieux sans jamais s'être donné la peine de définir ce qu'ils entendent par un « mouvement religieux ». S'il semble y avoir un consensus général sur l'utilisation des termes, on est très loin d'avoir fait l'unanimité sur leur définition. La religion peut aussi bien se prêter à un processus d'institutionnalisation qu'à un processus de désinstitutionnalisation. Alors, pourquoi ne pas considérer les NMR et le NA comme des mouvements religieux dans le cadre de la théorie des nouveaux mouvements sociaux ? Plusieurs sociologues ont déjà traité de cette question épineuse, qui fait l'objet encore aujourd'hui d'âpres débats académiques. Par exemple, un prochain numéro de la revue Social Compass se propose même d'examiner le judéo-christianisme des origines comme un mouvement social qui a émergé dans les centres urbains de l'Empire romain.
7. La religion
comme mouvement social
Dans une perspective fonctionnaliste, Bryan Wilson (1963), un des rares défenseurs imperturbables de la théorie de la sécularisation, considère que le processus inévitable de cette dernière fait en sorte que la religion perd de plus en plus sa signification sociale. Pour lui, le déclin de la religion va de pair avec le déclin du sentiment communautaire que cette dernière peut procurer. Par contre, Wilson va plus loin que Troeltsch et Weber dans son analyse des sectes en développant une typologie complexe de la secte et en ajoutant qu'aujourd'hui la secte ne proteste pas toujours contre l'Église, mais aussi contre le monde séculier, et que certains mouvements sectaires vont carrément s'établir complètement en dehors du monde chrétien. Toutes ces critiques ont poussé Roy Wallis (1979) à établir une typologie qui considère les nouveaux groupes religieux comme des mouvements sociaux plutôt que comme des sectes qui protestent contre le christianisme. Pour lui, les mouvements sociaux doivent être perçus comme des acteurs du changement social. Il offre une définition de l'expression « mouvements sociaux » qui pourrait bien s'appliquer au mouvement du NA et aux nouveaux mouvements religieux en général. « Relatively sustained collective efforts to change, maintain, or restore some feature(s) of society or of its members, which employ relatively uninstitutionalised means to promote those ends » (Wallis, 1979, p. 1-2).
Si nous adoptons cette définition large des mouvements sociaux, nous pouvons alors considérer le NA comme un mouvement social et ce, même si « les efforts collectifs » ne sont pas toujours constants et sont bien souvent remplacés par une constellation d'efforts individuels. Wallis s'est aussi intéresse au processus de légitimation de la croyance. Il a élaboré une typologie à partir du concept de légitimation de l'autorité dans les groupes sectaires. Sa typologie postule que plus le nombre de sources de légitimation est grand à l'intérieur du groupe sectaire, plus la propension au schisme est forte. Cette théorie montre bien que, autant chez les NMR et le NA que chez les nouveaux mouvements sociaux en général, la question de la légitimation et des stratégies sociales utilisées pour assurer cette légitimation sont capitales dans le processus d'institutionnalisation de ces mouvements.
8. L'institutionnalisation
des nouveaux mouvements religieux
Plusieurs chercheurs considèrent que les sociologues des religions se sont enfermés à l'intérieur de leur spécialité et que la sociologie récente a trop carrément exclu la religion des théories générales de la société. Ce phénomène aurait fait en sorte que depuis le milieu du XXe siècle, plusieurs sociologues considèrent que les mouvements religieux ne peuvent plus être porteurs de changement social ou à tout le moins avoir une certaine capacité de mobilisation et d'innovation sociale et culturelle. Certains sociologues (Beckford, 1989 ; Hannigan, 1991) pensent, au contraire, que les nouveaux mouvements religieux peuvent être porteurs de changement social et que la clé de la problématique contemporaine de la religion se trouve dans l'application de la théorie des nouveaux mouvements sociaux à cette dernière. Selon Beckford, les sociologues classiques du début du siècle parlaient toujours de religion dans le cadre d'une théorie globale de la société, alors que plus le XXe siècle avançait, plus le phénomène religieux était considéré comme marginal du point de vue théorique, ce qui a eu pour effet de produire une surspécialisation et une relative mise à l'écart de la sociologie des religions. Ce sociologue britannique estime qu'il faut maintenant réintégrer la religion dans le cadre d'une théorie générale de la société « industrielle avancée ».
- Only since the 1970s have there been signs of a renewed attempt to make sociological sense of religion in ways which are not constrained by the twin temptations either of regarding everything social as religious or of exclusively identifying religion with formal organizations like churches. At the same time, religion has changed in ways which necessitate a rethinking of the widespread tendency among social scientists to disregard its importance in advanced industrial societies and in societies which are affected by them (Beckford, 1989, p. 7).
Donc, le processus de différenciation de la religion dans la société, qui a eu cours pendant une bonne partie du XXe siècle, se serait traduit par une différenciation du concept même de religion en sociologie. La sociologie des religions se serait déplacée de sa position centrale dans la discipline vers la périphérie des grands débats d'aujourd'hui qui secouent la sociologie et la société. Pour Beckford, il faut cesser de considérer la religion comme un phénomène isolé et l'intégrer de nouveau à une théorie générale de la société actuelle, qu'il caractérise avec d'autres (comme Giddens et Touraine) comme étant une société industrielle avancée. Selon lui, la solution se trouverait peut-être déjà du côté des théoriciens des nouveaux mouvements sociaux et ce, même si ces derniers refusent la plupart du temps de considérer les mouvements religieux comme étant des mouvements sociaux. Beckford estime que l'on retrouve beaucoup d'éléments religieux, même s'ils ne sont pas explicites, dans la théorie des nouveaux mouvements sociaux d'Habermas, d'Offe et de Touraine. Par exemple, il estime que la conceptualisation des nouveaux mouvements sociaux de Touraine est restrictive au point où presque aucun mouvement social réel ne peut complètement y figurer. On devrait donc considérer cette définition comme un idéal-type qu'il faut élargir pour pouvoir y inclure les nouveaux mouvements religieux qui se situent au-dessus du niveau des groupes organisés.
- In fact, some broad religious movements exhibit precisely the kind of traits which, for Touraine, constitute the social movement : a strong sense of distinctive identity for participants, a clear idea of their opponents and a sharp awareness of what is at stake in the movement's struggle against its opponents. Some religious movements could virtually qualify as exemplars of Touraine's notion of social movement in view of their all-encompassing diagnoses of problems and prescriptions for remedies. This is particularly true of so-called norm and value oriented religious movements. Indeed, it seems almost perverse or arbitrary for Touraine to deny that such movements as Christian evangelicalism, liberation theology, or Islamic fundamentalism could qualify as social movements (Beckford, 1989, p. 161).
Habermas semble un peu plus favorable à cette idée que Touraine et Offe, qui excluent explicitement la religion de leur théorie des nouveaux mouvements sociaux (NMS), et à la conceptualisation des NMR dans une théorie globale des NMS. En fait il semble que la plupart des théoriciens des nouveaux mouvements sociaux considèrent que la sécularisation est inévitable et que la religion fait de plus en plus partie du passé. Pourtant, cela fait déjà plus de vingt ans que la sociologie des religions ne cesse de remettre sérieusement en question la théorie de la sécularisation. En effet, pour beaucoup de sociologues des religions, il apparaît de plus en plus clair que certains mouvements religieux s'institutionnalisent et qu'ils ne sont pas toujours des mouvements situés à droite dans le spectre politique.
- Enfin, plusieurs de ces mouvements s'institutionnalisent et deviennent des entreprises très bureaucratisées qui se rapprochent du type wébérotroeltschien de l'Église. Reste que l'apparition même de tels mouvements dans les sociétés les plus développées montre que la modernité est le théâtre d'innovations religieuses qui comportent des traits éminemment modernes [...] Les radicalismes religieux ne vont pas tous dans le sens du conservatisme et de la défense de valeurs jugées menacées. D'autres formes, que l'on peut qualifier de progressismes, articulent religion et protestation socio-politique (Willaime, 1998, p. 64).
En effet, certaines recherches montrent que des groupes religieux de type sectaire sont en train d'achever un processus d'institutionnalisation qui fait en sorte qu'ils sortent de plus en plus d'une logique sectaire pour s'orienter vers une logique de compromis proche de celle du type de dénomination ou même d'Église. C'est le cas des Témoins de Jéhovah qui, grâce à plusieurs compromis avec la société séculière, font de plus en plus partie du paysage religieux occidental officiel (Dericquebourg, 1999), alors que dans certains pays en voie de développement, on constate l'émergence d'une « religion populaire » dont la capacité de contestation de l'ordre établi est souvent plus grande que celle de la gauche politique (Varga, 2000). En fait, Beckford considère la religion comme une « ressource culturelle » plutôt que comme une institution sociale, ce qui rejoint sensiblement la logique de la théorie de la mobilisation des ressources. Dans un article plus récent (Beckford, 2000, p. 482), l'auteur va même jusqu'à souligner que la religion est redevenue un objet central de la sociologie pendant les années 1990.
D'autres auteurs abondent dans le même sens que Beckford sur ce point, mais avec certaines nuances postmodernistes. Le sociologue Ivan Varga défend une définition postmoderne de la religion en se basant sur une conceptualisation du terme qui dit qu'elle est un excès de modernité et qu'elle est l'expression culturelle de la crise de cette dernière (Varga, 2000, p. 102). Pour lui, la religiosité postmoderne montre bien que le désenchantement de la modernité est loin d'être arrivé à terme. Ce faisant il fait une distinction très claire entre le mouvement du Nouvel Âge et les autres nouveaux mouvements religieux :
- The spread of New Religious Movements and New Age Movements, the persistance of popular religion in many parts of the world, preoccupation with the self leading to the increasing interest in spirituality - these are all signs that the modem rationality, the « disenchantment » are not dominant features of the postmodern consciousness (Varga, 2000, p. 106).
Même si nous avons remarqué que les définitions postmodernes semblent en général plus aptes à reconnaître les NMR et le NA comme mouvements sociaux, la définition même de la postmodernité pose encore des problèmes théoriques majeurs à une conceptualisation du phénomène religieux contemporain. En effet, la plupart des définitions de la postmodernité sont plutôt en réaction contre la modernité, c'est-à-dire qu'elles sont beaucoup plus une critique de la modernité qu'un véritable nouveau paradigme.
Par ailleurs, l'isolement intellectuel des chercheurs en sciences des religions semble révolu puisque ces derniers utilisent de plus en plus les cadres théoriques des autres disciplines et approches et empruntent de plus en plus d'éléments dans des cadres théoriques qui n'ont pas été nécessairement conçus au départ pour traiter spécifiquement du phénomène religieux. Effet de mode ou véritable nouvelle construction théorique ? Il nous semble que certaines conceptualisations ont la formulation plus heureuse que d'autres. C'est le cas en général des différentes utilisations qui ont été faites de la théorie des nouveaux mouvements sociaux pour analyser l'évolution des religions dans les années 1990. Par contre, nous estimons que de parler de « mondialisation du religieux » pose problème et qu'il est loin d'être évident que la théorie du choix rationnel qui inspire souvent cette utilisation peut pleinement s'appliquer au phénomène religieux contemporain. Elle conduit certains auteurs à considérer les NMR et le NA non pas comme des mouvements sociaux, mais simplement en tant que produits de consommation dans un « marché du spirituel » (Van Hove, 1999). Cette conceptualisation d'un marché du spirituel est vivement critiquée par des auteurs de toutes les tendances théoriques en sociologie de la religion. Même un penseur de tendance postmoderne comme Ivan Varga la trouve réductionniste :
- In my view, rational choice theory is the theoretical formulation of a marketmodeled perception of human actions, and its application to the sociology of religion cannot contain the rich variety of religious experience, the sociocultural and even individual-psychological components of past and present religiosity, religious movements and especially not their mutual relationship to society. [...] rational-choice theory applies a supply-side, market model for the explanation of a phenomenon which is cognitively but first and foremost emotionally shaped (Varga, 2000, p. 114-115).
On constate donc que l'application de la théorie du choix rationnel au phénomène religieux est loin de faire l'unanimité. Par contre, plusieurs théories du religieux contemporain nous semblent fortement inspirées de la sociologie de l'action de Touraine et ce, bien malgré lui.
Par exemple, Hervieu-Léger s'inspire largement de la théorie actionnaliste quand elle affirme que les utopies religieuses contemporaines doivent être « le langage d'aspirations collectives portées par des forces sociales capables d'intervention dans les conflits centraux où se joue l'orientation d'une société » pour qu'ils prennent « corps dans un mouvement social » (Hervieu-Léger, 1993, p. 211-212). Selon elle, les mouvements anti-institutionnels des années 1960-1970 et le mouvement écologiste contemporain sont « des pôles d'innovation religieuse et de modernisation sociale et culturelle » (p. 214-215). C'est pourquoi nous allons maintenant faire un pas de plus en explorant l'utilisation qui a été faite des théories contemporaines des nouveaux mouvements sociaux pour l'analyse du religieux actuel.
9. L'application de la théorie des nouveaux
mouvements sociaux aux phénomènes religieux
Depuis la fin des années 1990, la thèse de Beckford semble avoir fait beaucoup de chemin puisque l'appareil conceptuel de la théorie des nouveaux mouvements sociaux est de plus en plus utilisé par des sociologues des religions pour analyser des phénomènes religieux qui dépassent les conceptions classiques issues des religions formellement organisées. Cela est plus particulièrement explicite dans l'analyse des nouveaux mouvements religieux comme celui du Nouvel Âge ou même de certains groupes sectaires engagés dans divers processus d'institutionnalisation, en particulier certains groupes fondamentalistes et intégristes.
Par exemple, la théorie de la mobilisation des ressources est souvent utilisée pour évaluer l'évolution de certains groupes religieux de type secte, soit vers une plus grande ouverture envers la société séculière, soit vers une attitude de fermeture envers cette dernière. Selon cette approche, les mouvements religieux de protestation sont des actions rationnelles qui naissent de la capacité des membres à tirer parti de ressources multiples (organisationnelles, financières, médiatiques, politiques). Les tenants de cette approche considèrent que l'action collective se développe dans des groupes qui recherchent l'accès à la participation politique et économique dont ils sont exclus. Cette action est donc animée par une rationalité instrumentale. Cette approche a récemment été appliquée au cas des nouveaux mouvements religieux orientaux pour déterminer leur capacité à mobiliser des ressources dans le cadre de crises internes ou extérieures au groupe (Pace, 1999).
Un autre exemple est celui du sociologue Michael York (1995), qui a développé ses recherches sur le Nouvel Âge et le néo-paganisme en s'inspirant largement de la théorie des réseaux de Castells (1996). York avance un concept de « contre-culte » dans lequel on pourrait très bien retrouver plusieurs éléments de la théorie des NMS. Pour lui, le contreculte répond au besoin d'adhérer à des valeurs universelles et d'honorer ces dernières, qui peuvent être vécues de façon délibérée ou comme des automatismes inconscients. Selon ce sociologue, le contre-culte est un phénomène que l'on peut cerner par l'observation empirique de l'expression dévotionnelle, des comportements atavistes de rétention, d'un usage particulier du vocabulaire ou encore d'un comportement superstitieux. Un autre concept intéressant mentionné par cet auteur, qui n'est pas sans rappeler plusieurs éléments de la théorie des NMS, est celui de la « structure circulaire d'immanence » de Starhawk (1988) dans lequel la structure sociale n'est pas hiérarchique, mais plutôt circulaire, c'est-à-dire que les tenants « gravitent »autour d'un centre ou d'un point focal de ralliement. Ce point de focalisation peut s'incarner dans un individu ou dans un groupe d'individus, dans un lieu physique de rencontre, dans un événement périodique, dans une chaîne téléphonique, dans des médias, dans un quartier, dans un festival, dans un rituel et même parfois dans une maison de torréfaction !
York estime que le Nouvel Âge est un réseau ; pour affirmer cela, il s'inspire directement d'une théorie de la structure du pouvoir élaborée dans un ouvrage célèbre sur le mouvement des noirs des années 1960 aux États-Unis : il s'agit du concept du SPIN (segmented polycentric integrated network) de Gerlach et Hine (1970), dont la définition des mouvements sociaux rejoint sensiblement celle de Wallis citée plus haut :
- a group of people who are organized for, ideologically motivated by, and committed to a purpose which implements some forms of social or personal change ; who are actively engaged in the recruitement of others ; and whose influence spreads in opposition to the established social order from which it originated (Gerlach et Hine, 1970, p. 163).
Selon York (1995, p. 325), ce type de leadership correspond à celui du mouvement du Nouvel Âge, qui est polycentrique lui aussi, car il peut changer selon les situations. Il en est ainsi parce qu'il y a un manque de consensus sur les buts du mouvement et sur les moyens de les réaliser et parce que personne ne peut contrôler ou identifier tous les adeptes. On ne peut même pas trouver une personne qui pourrait prendre des décisions qui représenteraient une majorité d'adeptes. Aucun individu n'a de pouvoir régulateur sur le mouvement, du moment qu'il n'y a pas de porte-parole unique ou officiel qui puisse désigner qui est dans le mouvement et qui ne l'est pas. Selon York, le polycentrisme est une force pour le NA puisqu'il permet à la structure organisationnelle de s'adapter constamment aux changements sociaux et parfois même d'innover par rapport aux normes établies. Une organisation segmentée et non centralisée comporte plusieurs cellules organisationnelles, ce qui les rend difficilement manipulables ou contrôlables dans leur ensemble. L'existence de ce réseau segmenté serait le résultat de la croyance au pouvoir personnel de l'individu, à des séparations sociales préexistantes, à la compétition personnelle et aux différences idéologiques entre les divers adeptes qui le composent. Marilyn Ferguson va jusqu'à affirmer que la conspiration du Verseau est un SPIN of SPINS, c'est-à-dire une métastructure polycentrique d'un vaste ensemble de sous-réseaux déjà préexistants au NA. Par ailleurs, York parle de son côté d'un « mouvement holistique » qui comprendrait le Nouvel Âge, le néo-paganisme, l'écologie, le féminisme, les groupes mystico-religieux orientaux et le mouvement du potentiel humain. On retrouverait dans ce mouvement des aspects « sociaux » (p. ex. : Ferguson, Spangler, Ram Dass), occultes (Maclaine, Montgomery, Arguelles, Cayce, Bailey), spirituels (MPH, Trungpa Rinpoche, Maharishi Yogi) et de guérison (autoguérison). On voit bien que cette catégorisation recoupe de nouveaux mouvements sociaux déjà bien établis comme celui des femmes ou celui des verts par exemple.
D'autres recherches (Heelas, 1996 ; Geoffroy, 2000) vont encore plus loin dans l'utilisation de la théorie des NMS pour qualifier carrément le Nouvel Âge de mouvement social. Au-delà du débat qui fait rage en ce moment (Social Compass, 1999) pour savoir si le Nouvel Âge est un culte, un réseau ou un mouvement, il reste que l'utilisation de la théorie des NMS dans l'analyse des phénomènes religieux modernes semble être déjà bien en place.
CONCLUSION
Que conclure de ce panorama partiel des typologies et des théories sociologiques sur l'organisation religieuse au XXe siècle, sinon que l'influence des travaux de Weber sur notre champ de recherche est encore palpable et surtout bien durable ? On pourrait même ajouter que le type « secte » et le type « Église » restent toujours, et ce, malgré les fluctuations pratiques et théoriques, des idéaux-types difficiles à contourner dans la société du XXIe siècle. Malgré tout, nous avons constaté que les théories sociologiques sur le phénomène religieux ont passablement évolué au cours du XXe siècle et que les tergiversations actuelles de la sociologie des religions montrent bien que les idéaux-types de l'Église et de la secte correspondent de moins en moins à une bonne part de la réalité empirique du phénomène religieux actuel.
Comme nous l'avons indiqué à partir de cette brève excursion documentaire, les nouveaux mouvements religieux, qu'ils soient de gauche, de centre ou de droite, ont souvent un rôle déterminant à jouer dans le changement social. Ce rôle reste cependant à définir et à explorer, et c'est ce que nous faisons dans nos recherches en cours sur l'intégrisme catholique et que nous développerons davantage dans le cadre de nos recherches futures qui s'étendront aux fondamentalismes et aux intégrismes, ainsi qu'aux progressismes des autres religions abrahamiques et orientales. Nous avons aussi l'espoir qu'une nouvelle génération de sociologues des religions portera de plus en plus son attention sur la place que les mouvements religieux de toutes sortes continuent d'occuper dans la société contemporaine, non seulement à l'intérieur des grandes religions abrahamiques et orientales, mais dans toutes les traditions religieuses qui subsistent et qui se développent encore aujourd'hui. Finalement, c'est Durkheim qui avait raison, lui qui écrivait déjà en 1886 : « la religion survivra aux attaques dont elle est l'objet. Tant qu'il y aura des hommes qui vivront ensemble, il y aura entre eux quelque foi commune. Ce qu'on ne peut prévoir et ce que l'avenir pourra seul décider, c'est la forme particulière sous laquelle cette foi se symbolisera »(Durkheim, 1886, p. 69).
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[1] Le neveu de Durkheim, Marcel Mauss, propose dès 1902 dans la revue L'Année Sociologique la typologie suivante des phénomènes religieux : 1) les représentations, 2) les pratiques, 3) les organisations, 4) les systèmes (Willaime, 1998, p. 20-21). [Voir les œuvres de Marcel Mauss disponibles dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[2] De son côté, le sociologue Joachim Wach (1955) a développé une typologie assez différente de celle de Weber et de Troeltsch en distinguant neuf types d'autorités religieuses : 1) le fondateur, 2) le réformateur, 3) le prophète, 4) le voyant, 5) le magicien, 6) le devin, 7) le saint, 8) le prêtre, 9) l'homo religiosus.
[3] Par exemple, dans l'Église catholique, le diocèse assure l'encadrement territorial à travers la communauté paroissiale.
[4] Voir à cet égard le livre de Christine De Montclos (2000) sur les voyages de Jean-Paul Il.
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