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Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome VIII. La conscience révolutionnaire. Les idéologies.
Introduction
LE MYSTÈRE DE
LA GÉNÉRATION PERDUE
Le IVe Congrès international des Lumières, à l'université de Yale en juillet 1975, réservait aux Idéologues la portion congrue d'une table ronde. L'animateur de ce petit groupe, l'Italien Sergio Moravia est, à l'heure actuelle, le meilleur connaisseur de l'école idéologique française [1]. Sept chercheurs proposaient à ce colloque le fruit de leurs travaux : cinq universitaires des États-Unis, un Canadien et un Australien ; pas un seul Français. Absence symbolique : les Idéologues ne sont pas prophètes en leur pays, rejetés aux poubelles de l'histoire, à l'exception du seul Condorcet, dont les programmes officiels retiennent parfois l'Esquisse d'un Tableau historique des Progrès de l'Esprit humain, testament de l'âge des Lumières, dans la lignée du Discours préliminaire de l'Encyclopédie et des esquisses de Turgot [2].
Le XVIIIe siècle des dix-huitiémistes français, presque toujours spécialistes de l'histoire littéraire, s'arrête aux environs de l'année fatidique 1778, où disparaissent Voltaire et Rousseau, protagonistes, avec Montesquieu et Diderot, des lumières françaises, et écrivains de génie. Les Idéologues ne brillent pas par la vertu de style ; ils ne satisfont pas aux normes esthétiques des Belles Lettres, si puissantes dans la tradition de l'enseignement. Rejetés par les tenants de la littérature, les confrères et disciples de Destutt de Tracy ne trouvent pas meilleur accueil auprès des philosophes, bien qu'ils proposent le cas [22] très rare d'une école de pensée spécifiquement française, qui exerça dans de nombreux pays étrangers un rayonnement non négligeable. Mais les Idéologues sont des empiristes, et cette tradition n'a jamais eu sa place dans nos universités du XIXe siècle, soumises depuis Victor Cousin à la domination d'un éclectisme spiritualiste, dont les aspirations ontologiques s'opposent avec force à l'agnosticisme des penseurs de la Révolution. Les motivations politiques surchargent les antipathies intellectuelles ; les Idéologues, hommes de pensée, mais aussi hommes d'action, ont pris parti en faveur du renouvellement de l'ordre établi ; la révolution historique ne s'est pas conformée au modèle de leur révolution idéale. Déçus et épouvantés par la Terreur, ils ont reporté sur Bonaparte des espérances auxquelles Napoléon devait imposer une nouvelle déception. On peut déplorer qu'ils aient joué avec le feu ; on ne leur pardonnera pas d'avoir perdu. Weltgeschichte ist Weltgericht. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire : les réactionnaires à venir reprocheront aux Idéologues d'avoir été trop loin ; les révolutionnaires à venir leur feront grief d'une insurmontable mentalité bourgeoise, qui les empêcha d'aller assez loin. Philosophes militants, les Idéologues n'acceptèrent pas de situer leur pensée en dehors et au-dessus de la mêlée, tel Descartes dans le tiède confort de son poêle germanique. Dans la solitude aussi, Condorcet récapitule l'histoire du monde et prophétise le glorieux avènement de lendemains qui chantent ; mais Condorcet est un proscrit voué à la mort. Les Montagnards, les Sans-Culotte, les Babouvistes même ont eu des continuateurs ; ils figurent au palmarès c'est-à-dire au martyrologue -- des révolutions du XXe siècle. La pensée des Idéologues s'est perdue dans les sables de l'ingrate mémoire. La culture française, si dense et si riche au long du XVIIIe siècle, semble s'interrompre brusquement aux approches de 1780, pour ne reprendre qu'une quarantaine d'années plus tard, avec l'avènement de la renaissance romantique. Exception majeure, Chateaubriand, dont le Génie du Christianisme se situe au centre même de la traversée du désert, est rattaché par anticipation à l'ère nouvelle dont il fait figure de précurseur. La Révolution et l'Empire proposent une solution de continuité du génie créateur ; les lettres, les arts, la pensée connaissent une jachère en terre de France, au moment même où ce pays se trouve placé au centre de la politique européenne.
Cette vision des choses suppose que l'on refuse de prendre en considération l'école idéologique française, au cœur du vide ainsi déploré. Le témoignage des Idéologues demeure dépourvu de la force convaincante qui lui permettrait de forcer le seuil de la perception. « Notre histoire, écrit Marc Regaldo, présente le singulier phénomène d'une génération à la lettre perdue. À moins d'avoir été un géant ou de bénéficier de circonstances exceptionnelles, tout homme dont la vie active s'est située entre les dates fatidiques de 1789 et de 1815 ou, plus largement, entre la disparition des derniers "philosophes" et l'éclosion du Romantisme, paraît inévitablement un nain. Plus exactement, trop jeune pour figurer sur les états du XVIIIe siècle officiel, trop vieux pour [23] être inscrit sur ceux du XIXe, il n'a pour ainsi dire pas d'existence [3]. » Selon la formule de Bonald, la littérature est « l'expression de la société » (1802). Or la société révolutionnaire, puis la société impériale étaient mues par d'autres intérêts que ceux de la culture, des beaux arts ou de la méditation ; les exigences de l'action, les urgences de la politique et de la guerre n'autorisent pas les disponibilités fécondes du loisir. Les écrivains, les penseurs du XVIIIe siècle avaient pu vivre et mourir dans la certitude d'un progrès inéluctable de l'humanité dans l'homme. « On avait oublié, observe Sainte-Beuve, que sous l'homme, même le plus civilisé, on atteint vite le sauvage. Aussi, quand sonna l'heure de la Révolution de 89, tout le monde y donna tête baissée, dès le premier jour ; mais le choc fut prompt, le réveil terrible, le désabusement amer et cruel. La culture littéraire fut brusquement interrompue (...) On ne se met pas à écrire l’Esprit des Lois sous la Constituante ni sous le Directoire ; ou si on se mettait à l'écrire, la plume tomberait des mains bien des fois, et il y aurait tel moment de désespoir où l'on jetterait au feu le manuscrit [4]. » Sainte-Beuve interprète à sa façon le thème hégélien de la culture comme « besoin du besoin déjà satisfait » : « pour des œuvres littéraires, c'est-à-dire essentiellement humaines, dont la matière s'agite et bouillonne au moment même où l'écrivain la voudrait fixer, il n'y a pas moyen alors ; il faut du loisir, du calme, une certaine sécurité pour l'artiste, un temps de repos de la part du modèle. » D'où une sociologie de la création, dont les conditions ne sont pas remplies pendant la période qui nous intéresse : « Pour qu'une littérature ait de la vie avec ensemble et consistance, il faut une certaine stabilité non stagnante ; il faut, pour l'émulation, un cercle de juges compétents et d'élite, quelque chose ou quelqu'un qui organise, qui régularise, qui modère et qui contienne, que l'écrivain ait en vue et qu'il désire de satisfaire [5]... ».
Le vide littéraire dans lequel s'engouffre la génération perdue se trouve justifié par les circonstances. Telle est aussi l'opinion de Pierre Leroux, préfaçant une traduction de Werther : « La Révolution interrompit pendant trente ans la marche de l'esprit poétique ; la rêverie ne put pas avoir cours au milieu d'une action si terrible et si merveilleuse. Trente ans de lacune se trouvent ainsi jetés entre Goethe et ses rivaux. Ce que Goethe avait senti vers 1770, d'autres commencèrent à l'éprouver vers 1800, et alors de nouveaux Werther et de nouveaux Faust renouèrent la tradition poétique [6]. » Les statistiques confirment le jugement de Leroux ; le nombre des suicides diminue en temps de guerre ou de révolution ; l'urgence des événements empêche les individus [24] de se complaire dans une attention exclusive aux sollicitations de leur vie privée. Werther, militant révolutionnaire ou sous-lieutenant aux armées, n'aurait pas eu le loisir d'accorder à Charlotte une attention excessive et fatale.
La démographie vient justifier cette traversée du désert de la culture entre 1789 et 1815. La levée en masse, destinée à combler les vides dans les rangs des bataillons de volontaires lancés par la Révolution à la conquête de l'Europe, n'épargnait pas les littérateurs en herbe, ni les philosophes futurs. Comme devait l'écrire Alexandre Dumas, « en faisant tous les ans une levée de 300 000 conscrits, Napoléon ne s'était pas aperçu que ces poètes qu'il demandait, et demandait inutilement, avaient forcément changé de vocation, et qu'ils étaient dans les camps, le fusil ou l'épée à la main, au lieu d'être la plume à la main dans le cabinet. Et cela dura ainsi de 1796 à 1815, c'est-à-dire dix-neuf ans. Pendant dix-neuf ans, le canon ennemi passa dans les rangs de la génération des hommes de quinze à trente-six ans. Il en résulta que lorsque les poètes de la fin du XVIIIe siècle et ceux du commencement du XIXe furent en face les uns des autres, ils se trouvaient de chaque côté d'un ravin immense, creusé par la mitraille de cinq coalitions ; au fond de ce ravin était couché un million d'hommes, et parmi ce million (...) se trouvaient les douze poètes que Napoléon avait toujours demandés à M. de Fontanes, sans que jamais M. de Fontanes eût pu les lui donner [7]... ».
Ainsi se retrouve la génération perdue, dispersée aux horizons de l'Europe, dans les sépultures militaires de la plaine du Pô, des Allemagnes, d'Espagne ou de Russie. Et ceux-là même qui revinrent vivants d'Austerlitz, ou du cimetière d'Eylau, de Baylen, de Leipzig, de la Moskowa ou de la Bérésina, n'eurent plus devant eux que la carrière mélancolique de l'ancien combattant, demi-solde de la gloire et demi-solde de l'existence. L'histoire, la sociologie et la statistique se conjuguent pour justifier la diminution capitale de la culture. En fait et en droit, ce qui a pu se produire en France dans l'ordre littéraire, artistique ou philosophique doit être considéré comme nul et non avenu, parce que privé des justifications qui authentifient la validité d'une grande œuvre.
Mais cette démonstration d'inexistence prouve trop pour paraître vraiment convaincante. Tout d'abord, on doit admettre que les hommes nés entre 1750 et 1765 ont échappé, pour la plupart, aux réquisitions et servitudes militaires. D'autre part, si l'incertitude et l'ingratitude des temps sont des obstacles à la création culturelle, il arrive que l'obstacle joue le rôle d'une provocation et d'un tremplin pour la création d'une grande œuvre. Pour nous en tenir au domaine philosophique, on n'a pas le droit de conclure des difficultés qui s'opposent à la réflexion spéculative pendant la période considérée à l'inexistence, ou plutôt à la non-valeur, de cette spéculation. Les [25] Idéologues seraient une quantité négligeable parce qu'ils n'ont pas le droit d'exister. Une telle objection théorique à la prise en charge d'une réalité de fait paraît absurde ; elle semble pourtant avoir joué un rôle dans le sort fait à l'école idéologique française par les historiens du XIXe et du XXe siècle. La génération perdue a été la victime d'une conspiration du silence.
« De toutes les périodes de l'histoire de la philosophie française, la moins connue est peut-être celle qui s'étend de 1789 à 1804, et qui répond à l'histoire de la Révolution. C'est pourtant une période intéressante [8]... » Ainsi s'exprimait, en 1889, un historien qui prétendait combler cette lacune, sans guère y parvenir d'ailleurs. Son étude justifie d'une manière significative le silence de la postérité. « Tous ceux qui ont l'habitude des lectures sérieuses conviendront que, quand on passe des livres si limpides, mais si secs, de Condillac, et des ouvrages si irréguliers de d'Holbach et d'Helvétius, aux écrits si nobles et si distingués de Cousin et de Jouffroy, de Jean Reynaud et de Jules Simon, on change d'atmosphère et on se sent pour ainsi dire transporté dans un nouveau monde [9]. » La « période intéressante » est occupée par les recherches et travaux des continuateurs de Condillac et d'Helvétius, auxquels font déplorablement défaut la noblesse et la distinction caractéristique des spiritualistes. Comme quoi, en 1889 encore, M. Cousin demeure l'arbitre des élégances philosophiques...
Deux ans après le livre médiocre de Ferraz, en 1891, devait paraître un gros ouvrage consacré par François Picavet à la défense et illustration de l'école de pensée en question : Les Idéologues, Essai sur l'histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses etc. en France depuis 1789. Ce livre de synthèse, appuyé sur une consciencieuse étude des textes, a été longtemps la source indispensable, et la seule ressource, de tous ceux qui voulaient prendre contact avec la pensée française pendant la période révolutionnaire et impériale. C'est seulement après quatre-vingts ans de règne que l'honnête travail de Picavet peut être considéré comme déclassé et dépassé par la nouvelle somme que propose Sergio Moravia.
Spécialiste de l'histoire de la philosophie, Picavet était conscient du caractère polémique de son entreprise, en dépit des apparences scientifiquement objectives de la recherche. Il constate, lui aussi, le paradoxe de la génération perdue : « C'est chose à peu près convenue, en France et à l'étranger, de laisser de côté, dans l'histoire de la philosophie, les Idéologues [10]. » Une mauvaise volonté systématique caractérise les historiens de la philosophie : « Cousin et Damiron se sont proposés d'être impartiaux, mais le plus souvent ils se sont bornés à énumérer les passages qui leur semblaient les plus répréhensibles, pour enlever à leurs lecteurs toute envie de devenir Idéologues (...) Quant au Dictionnaire philosophique de M. Franck, il [26] contient surtout des articles polémiques, où l'on combat les doctrines de l'école, en lui enlevant quelques-uns de ses représentants, et non toujours les moins célèbres. (...) M. Fouillée (...) ne traite nulle part de l'école idéologique. Incidemment toutefois, il fait d'Auguste Comte un successeur de Cabanis et de Broussais, de sorte que, après avoir lu son livre, on peut ignorer qu'il y a eu, de 1789 à 1820, un mouvement philosophique d'une importance telle que, même après avoir été arrêté par la réaction politique et religieuse, il a contribué à former A. Comte et Saint-Simon, Fourier, Leroux, Reynaud, etc. [11] »
Picavet prétend réagir en faveur des victimes d'une conspiration du silence : « En lisant le Génie du Christianisme, que tout bon élève des écoles primaires recevait en prix au moins une fois, j'avais toujours été frappé de voir avec quel mépris, avec quel dédain, Chateaubriand parlait des Idéologues, dont cependant il combattait sans cesse les doctrines comme le plus puissant obstacle au triomphe de son néo-catholicisme. Puis les historiens me montraient en Napoléon un adversaire qui, contre les Idéologues, employait non seulement les armes du despotisme, mais encore la raillerie et l'invective. Même, ils me laissaient croire que leur opposition avait contribué presque autant à la chute de l'Empire qu'à la fondation du Consulat [12]... » Ces lignes situent la question sous son jour véritable. L'histoire n'est bien souvent qu'une reprise passionnelle et passionnée, en seconde lecture, des débats du passé.
Peu importera que les penseurs et les savants de l'école idéologique se trouvent à l'origine des principales orientations de la réflexion et de la connaissance dans la France du XIXe siècle. On les juge en vertu de présupposés politiques et religieux, qui suffisent à faire d'eux des suspects, indignes de survivre. Ils ne pourront trouver grâce qu'auprès de certains esprits qui s'aviseront, par exemple, que ces révolutionnaires de 1789 n'ont pas été des terroristes en 1793 ; objecteurs de conscience à la dictature de Robespierre, ils ont contribué, conformément au vœu de la majorité de la nation, à l'avènement de Bonaparte. Mais ils ont pris leurs distances lorsque le Consulat s'est orienté vers une dictature, consolidée par une restauration monarchique. Leur opposition, si discrète qu'elle fût, dans le grand silence de l'Empire, peut leur valoir des circonstances atténuantes aux yeux de certains esprits libéraux, même s'ils ne partagent pas leurs options intellectuelles. Le doctrinaire Villemain n'hésite pas à accorder à ces médiocres penseurs une sorte de grâce amnistiante pour faits de résistance : « Cabanis, Volney, M. de Tracy, ceux que l'Empereur désignait spécialement par le nom d'Idéologues, avaient gardé sous l'Empire le sentiment de l'humanité, l'instinct du droit et de la règle, le blâme de l'arbitraire et des abus de la force ; et ils en consignaient, à propos, l'expression dans les muets scrutins du Sénat. C'est que, dans ces hommes, le cœur était plus haut que la doctrine. Et, en dépit de [27] l'origine abaissée et de l'interprétation insuffisante qu'ils donnaient aux facultés humaines, tout éloignés qu'ils étaient de la vérité dans l'ordre métaphysique, ils étaient capables dans l'ordre moral et civil, d'élévation et de dévouement à l'humanité [13]. »
Mauvais métaphysiciens mais libéraux bon teint, les Idéologues auront une petite chance d'échapper à l'oubli, du fait de leurs orientations politiques, sanctionnées par l'affiliation fréquente à la maçonnerie. Les mouvements socialistes du XIXe siècle ne leur devront pas grand-chose, mais le radicalisme, inspiration directrice de la Troisième République française, retrouve, consciemment ou non, certaines des exigences maîtresses de l'école idéologique ; Condorcet sera l'un des maîtres à penser des constituants de 1875 et des réformateurs de l'instruction publique. Cabanis, pour sa part, connaîtra au XIXe siècle une réputation imméritée, en tant que pseudo-patron d'un matérialisme biologique éloigné de sa pensée véritable.
La gloire, ou du moins la survivance, peuvent être le fruit d'un malentendu. Il n'en est pas moins absurde de constater que les Idéologues sont si peu et si mal connus en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Nul ne s'aviserait de valider ou d'invalider la pensée philosophique d'Aristote, de Descartes ou de Kant en fonction des options politiques et religieuses propres à chacun de ces éminents personnages. Les convenances épistémologiques font obligation à l'historien de s'abstraire de ses propres partis pris et d'exposer telle qu'elle fut la pensée de ceux qu'il étudie. Les Idéologues n'ont guère bénéficié de cette élémentaire justice ; mal aimés, ils demeurent méconnus. À cette méconnaissance d'ailleurs, il y a une raison majeure, c'est que les textes de ces penseurs demeurent pour la plupart hors de portée du lecteur commun, parfois quasiment inaccessibles, même aux spécialistes. Picavet avait fait œuvre de pionnier dans la recherche des œuvres, et Moravia a repris après lui ce travail d'exploration des sources et de quête des écrits inédits ou perdus. Le fait qu'un auteur est oublié condamne ses œuvres à une disparition plus ou moins complète. Les livres, les collections publiés il y a cent cinquante ans et davantage sont souvent absents des bibliothèques ; et rares sont les rééditions modernes. Le seul Cabanis a bénéficié d'une publication sérieuse de ses principaux travaux par les soins de Lehec et Cazeneuve ; mais la correspondance et de nombreux écrits ne figurent pas dans ce recueil [14]. Encore Cabanis fait-il figure de privilégié puisque, sauf exception, les œuvres des Idéologues ne se trouvent pas en librairie. Deux des volumes des Éléments d'Idéologie de Destutt de Tracy, inspirateur et maître à penser de l'école, ont récemment fait l'objet d'une reproduction photographique [15] ; cette tentative ne semble pas [28] avoir été couronnée par un succès commercial, si bien que l'éditeur n'a pas été jusqu'au bout de son entreprise. Jean Gaulmier a pu publier une réédition du Voyage en Égypte et en Syrie de Volney [16]... Ces initiatives isolées représentent les seules chances pour un lecteur contemporain d'entrer en contact avec les travaux de l'école idéologique française.
Ainsi, en vertu d'un paradoxe qui doit être considéré comme un scandale, toute une génération de penseurs semble menacée de disparaître corps et biens. Les œuvres de Condorcet ont fait l'objet de deux éditions collectives, d'ailleurs anciennes [17] ; Volney a bénéficié d'un recueil incomplet et plus que centenaire [18]. Mais il n'y a jamais eu d'édition des œuvres complètes de Tracy, ni même de Lamarck, pourtant l'un des plus grands noms de l'histoire de la biologie universelle et de la science française. Quant à Daunou, Garât, Ginguené, Fauriel, quant à Barthez, Pinel et Bichat, leurs écrits sont dispersés dans des périodiques, journaux et revues, archives et comptes rendus de sociétés savantes et académies. Des recherches bibliographiques patientes sont indispensables pour y accéder ; mais il existe aussi bon nombre d'écrits inédits, mémoires, essais, cahiers de cours et correspondances, ensevelis sous la poussière de dépôts d'archives publiques ou privées, à la merci d'un hasard qui les fera sombrer dans le néant, ou un jour émerger de l'oubli. La connaissance de ces écritures permettrait seule de redonner vie et relief à toutes les figures oubliées de cette génération d'intellectuels qui ont, en des temps difficiles, fait honneur à la vocation de l'esprit.
Si les textes manquent, les études sur les divers membres de l'école brillent par leur absence ; la plupart des maîtres ne sont connus que par des notices suspectes, ou par des travaux qui ne répondent pas aux exigences actuelles du savoir. La thèse de Jean Gaulmier sur Volney représente le cas à peu près unique d'une monographie digne du personnage qu'elle fait revivre [19]. Il est scandaleux qu'il n'existe aucun ouvrage de même qualité consacré à la vie et à l'œuvre de Destutt de Tracy, de Cabanis, de Daunou, de Garât ou Ginguené, de J.-B. Say, de Bichat, de Pinel ou des autres membres de l'école ; il est inconcevable que personne n'ait tenté, depuis l'esquisse de Landrieu en 1909 [20], de rendre au grand Lamarck l'hommage d'une étude d'ensemble digne de son génie. Le silence de la bibliographie est l'expression la plus éloquente de l'ingratitude de la mémoire collective ; les Idéologues sont [29] victimes d'un authentique refoulement, parce qu'ils dérangent des habitudes mentales invétérées et des préférences instinctives, plus enracinées encore que les présupposés politiques ou religieux.
Cette proscription après décès ne correspond plus aujourd'hui à une volonté systématique inspirée par un parti pris politique. Les Français ne songent plus à défendre les positions de Napoléon, pas plus que celles de M. Cousin. Tout se passe comme si, malgré leur proximité chronologique relative par rapport à notre époque, les Idéologues échappaient à notre vue, dans les lointains confus d'une histoire dont nous ne percevons pas les rapports avec le passé récent ou l'actualité présente. Oubli injuste ; la mentalité collective des Français d'aujourd'hui n'a nullement répudié l'héritage de la Révolution française, l'un des événements et des avènements fondamentaux de l'histoire moderne. Or les Idéologues sont des témoins privilégiés, et des acteurs, de ce drame européen, au sein duquel leur rôle ne fut nullement déshonorant. Engagés dans le moment historique, ces penseurs ont eu conscience, à juste titre, d'être chargés de mission au service de l'esprit humain ; la tâche qui leur était impartie était de dégager le sens de la marche, ainsi que l'atteste le testament philosophique de Condorcet. Telle est aussi l'affirmation de Cabanis, dans la conclusion de son Coup d'oeil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine : « L'époque actuelle est une de ces grandes périodes de l'histoire, vers lesquelles la postérité reportera souvent ses yeux, et dont elle demandera éternellement compte à ceux qui purent y faire marcher plus rapidement et plus sûrement le genre humain dans les routes de l'amélioration. Il n'est donné qu'à peu de génies favorisés d'exercer cette grande influence : mais dans l'état où sont les sciences et les arts, il n'est personne en quelque sorte, qui ne puisse contribuer à leurs progrès [21]... »
Les Idéologues n'ont pas failli à leur mission, encore que la postérité ait failli à la sienne, qui est de rendre justice aux dignes serviteurs de la connaissance. L'apport de l'école idéologique commande les principales avenues du savoir en France au XIXe siècle, même au-delà de nos frontières. Parmi les élèves de ces maîtres figurent, entre bien d'autres, Stendhal, Augustin Thierry, Michelet et Sainte-Beuve, mais aussi les grands noms de la médecine et de la psychiatrie qui assurèrent le rayonnement européen de l'école de Paris dans la première partie du XIXe siècle.
Le surgissement du raz-de-marée romantique a été pour beaucoup dans cette occultation de l'Idéologie ; il a imposé l'idée d'une coupure, et d'un renouveau des significations, substitué à la perception d'une réelle continuité. Sainte-Beuve, dont le jugement sur les Idéologues fut ondoyant, à l'image de sa personnalité, écrivait en sa vieillesse à la fille de Cabanis : « J'avais bien souvent entendu parler de vous par mon vénéré maître et ami, M. Fauriel » ; il se reconnaît le « disciple, bien faible sans doute, bien éloigné, mais non pas indigne, de cette [30] illustre société d'Auteuil, à laquelle mon âge ne m'a pas permis d'être initié, mais dont pourtant la tradition fidèle m'a été transmise directement dès mon enfance, par M. Daunou d'abord et plus tard par Fauriel [22]. » La fidélité du souvenir prend la valeur d'une reconnaissance de dette ; dans l'ordre de la connaissance littéraire et de la compréhension historique on ne doit pas minimiser l'importance de ce que l'auteur des Lundis devait à l'auteur du Cours d'études historiques et à l'auteur des Chants populaires de la Grèce moderne, l'un des fondateurs de la science littéraire.
L'école idéologique est une école philosophique, reconnue et cataloguée comme telle par la division traditionnelle du travail intellectuel. Or, Sainte-Beuve n'est pas un philosophe, Fauriel est l'un des inventeurs de la littérature comparée, et Daunou l'initiateur en France de l'historiographie positive. Le philosophe exclusivement philosophe de l'école a été Destutt de Tracy, encore qu'il ait à l'occasion réfléchi aussi sur les problèmes du droit constitutionnel et de l'économie politique. Les autres Idéologues ont pratiqué, si l'on peut dire, une philosophie appliquée aux divers domaines de la connaissance, de la chimie à la médecine, de la philologie à la biologie, en passant par l'histoire, la géographie et l'ethnologie. Les historiens de la philosophie, ne reconnaissant pas, dans cette dispersion de l'effort épistémologique, la configuration de leur discipline familière, hésitent à intégrer dans les séries de l'histoire de la philosophie un Lamarck, un Lavoisier, un Volney, un Pinel, un Cabanis, un Ginguené dont la carrière scientifique a été vouée à l'exploration de champs épistémologiques très variés, étrangers à la métaphysique dans sa constitution millénaire. La thèse de Jean Gaulmier, consacrée à Volney, fut présentée et soutenue sous la rubrique « littérature française ». Ce n'était pas une thèse d'histoire de la philosophie, mais ce n'était pas davantage une thèse de littérature, car Volney fut autre chose qu'un homme de lettres au sens restrictif du terme. La majeure partie de ses œuvres concernent le domaine global des sciences humaines ; aucune structure d'accueil appropriée à ce genre de recherches n'a existé jusqu'à présent dans nos universités. Le spécialiste français des Idéologues, espèce rare, risque de se voir rejeté à la fois par le département de philosophie, qui ne le juge pas assez « philosophe », et par le département de littérature, qui ne le trouve pas assez « littéraire ». L'oubli des Idéologues tient pour une part non négligeable à des considérations de cet ordre ; l'état civil de l'Idéologie demeure mal établi dans la grande famille du savoir.
Les Idéologues constituent la dernière génération des Lumières. Leurs glorieux prédécesseurs, que l'on appelait en leur temps les « Philosophes », et qui prenaient volontiers à leur compte cette appellation, ne sont pas reconnus en tant que tels par les techniciens de la philosophie. Les manuels et traités spécialisés ne leur accordent qu'une [31] attention distraite ; le Traité de Métaphysique de Voltaire est généralement ignoré par les historiens de la métaphysique [23]. En vertu d'un gentlemen's agreement, ce sont les professeurs de littérature qui prennent en charge Montesquieu et Voltaire, Rousseau, Diderot et même Y Encyclopédie, bien qu'il s'agisse ici d'une littérature d'idées, où le message intellectuel scientifique, politique et social importe davantage que l'expression formelle et le souci esthétique. Les professeurs de philosophie dédaignent d'ordinaire l'Esprit des Lois, l'Essai sur les Mœurs, le Siècle de Louis XIV, l'Entretien avec d'Alembert ainsi que les innombrables articles du grand dictionnaire patronné par Diderot. Les « Philosophes » ne sont pas assez philosophes aux yeux des philosophes ; heureusement pour eux, l'excellence de leur style, la qualité rhétorique de leur polémique, l'ironie de leur discours leur assurent la faveur des historiens de la littérature qui, consciemment ou non, se transforment en historiens des idées. Des ouvrages comme La Religion de Voltaire, par René Pomeau (1956), ou Diderot et l'Encyclopédie, par Jacques Proust (1962) débordent le cadre de l'histoire littéraire proprement dite, pour se situer dans la perspective d'une histoire de la pensée.
Les raisons historiques et politiciennes qui ont contribué à l'effacement des Idéologues ne se justifient plus aujourd'hui, où les passions régnantes répondent à des préoccupations différentes. Les Idéologues pourraient entrer dans les eaux plus sereines de l'histoire qui pardonne, et qui cherche à comprendre. Cette consécration ne leur est pas donnée. Les ouvrages de philosophie, au sens technique du terme, ne sont pas les productions les plus nombreuses, ni même les plus importantes de l'école, à l'exception des Éléments d'Idéologie de Tracy ; la plupart des Idéologues ont présupposé la doctrine commune, dont ils ont fait application à des domaines variés de la connaissance. Le monumental Cours d'Etudes historiques de Daunou, sans intérêt pour les philosophes et les littéraires, devrait attirer l'attention des historiens, s'ils s'intéressaient à l'historiographie. Le Voyage en Égypte et en Syrie de Volney devrait appartenir aux spécialistes de la géographie humaine et de l'ethnologie ; les Rapports du physique et du moral de l'homme sont du ressort de l'histoire de la médecine et de l'anthropologie. La bibliographie des Idéologues se disperse aux quatre vents de la connaissance ; pour leur rendre justice, il faudrait instituer une connaissance des quatre vents, qui ne correspond nullement aux intérêts prédominants d'une époque régie par un esprit de spécialisation à outrance. Savants et philosophes d'aujourd'hui, familiers avec les horizons rétrécis d'un univers en miettes, ne conçoivent pas un savoir autre que parcellaire ; l'ambition de l'école idéologique échappe à leur vue. La philosophie n'y apparaît pas comme une doctrine systématique fermée sur elle-même ; elle intervient comme le centre de gravité du [32] savoir, foyer d'une lumière commune à l'ensemble des disciplines intellectuelles. Les Idéologues sont les continuateurs des Encyclopédistes, témoins et artisans de l'unité du savoir.
Cabanis fait de cette volonté d'envergure mentale le projet de sa génération, qui doit assurer le progrès coordonné de la connaissance solidaire. « Le moindre perfectionnement réel dans l'art le plus obscur rejaillit bientôt sur tous les autres ; et les relations établies entre les différents objets de nos travaux les font tous participer aux progrès de chacun. Les anciens avaient sans doute entrevu ces relations ; ils avaient senti que toutes les sciences et tous les arts se tiennent ; qu'ils font un ensemble, un seul tout ; mais ils l'avaient senti sans le savoir clairement ; ils l'avaient dit sans bien le savoir. Ce n'est que de nos jours, ce n'est qu'après avoir pu considérer les efforts de l'industrie humaine, dans toutes leurs applications et dans toutes les directions qu'ils sont susceptibles de prendre ; ce n'est qu'après les avoir tous soumis à des règles, tous ramenés à des procédés communs, qu'on a pu saisir clairement les rapports mutuels qui les lient, l'influence qu'ils exercent, ou qu'ils peuvent exercer les uns sur les autres. On voit, on sait, on démontre aujourd'hui qu'il n'est rien d'isolé dans les travaux de l'homme ; ils s'entrelacent, pour ainsi dire, comme les peuples dans leurs relations commerciales ; ils s'entr'aident comme les individus unis par les liens sociaux [24]. » La révolution, qui vient de nouer entre les hommes un système de relations nouvelles, doit ainsi susciter un pacte renouvelé entre les rameaux épars de l'arbre de la connaissance. « Au moment où la nation française va consolider son existence républicaine [25] », une « ère nouvelle » annonce la promotion concertée d'un savoir unitaire.
Cabanis se trompait, en 1804, lorsqu'il estimait que l'établissement de l'Empire allait « consolider l'existence républicaine » de la France. Il n'était pas meilleur prophète en ce qui concerne l'avenir de la science ; le XIXe siècle allait assister à l'avènement du positivisme et du scientisme, restrictions systématiques des horizons du savoir. Une réaction se fait jour aujourd'hui contre cet émiettement ; on réclame l'instauration d'une science « interdisciplinaire », en l'absence de laquelle l'amoncellement anarchique des informations de tous ordres, recueillies par les bataillons de plus en plus nombreux de « chercheurs », n'aboutit qu'à dresser une tour de Babel épistémologique, emblème significatif de l'obscurantisme contemporain. Le moment est venu de reconnaître aux Idéologues ce mérite d'avoir affirmé le principe de l'unité par la médiation d'une philosophie, pensée de la pensée, qui se donne pour tâche de dégager les racines communes de toutes les aventures du savoir humain.
Les philosophes du XVIIIe siècle avaient été souvent des isolés, agissant à leurs risques et périls, au milieu des obstacles que leur opposait [33] l'ancien régime. L'Encyclopédie fut d'abord, est restée jusqu'au bout, une entreprise de librairie, d'ailleurs fructueuse ; elle n'avait rien d'une institution officielle. À la différence des philosophes du XVIIIe siècle, souvent rivaux entre eux, sinon ennemis, les Idéologues forment une société de pensée, unie par des liens d'amitié autant que d'intérêt. En dépit des récurrences passionnelles de la politique révolutionnaire, cette société peut prétendre à une reconnaissance officielle dans le cadre du nouveau régime institué en 1789. L'école idéologique prétend donner au monde l'exemple d'une conscience savante en accord avec le style de la société française, modèle d'une humanité libérée des entraves millénaires qui s'opposaient à son épanouissement.
L'histoire de la philosophie, l'histoire des sciences, l'histoire de la pensée sont liées à l'histoire des institutions et à l'ordre politique. Les académies et sociétés savantes des XVIIe et XVIIIe siècles s'inscrivaient dans le cadre des desseins monarchiques ; le Musée d'Alexandrie, à partir du me siècle avant Jésus-Christ, avait répondu lui aussi à une volonté gouvernementale d'expansion intellectuelle. Ces initiatives exprimaient une volonté de magnificence alliée à des motivations utilitaires ; les lettrés et les savants, bénéficiaires de ces entreprises, n'en étaient pas eux-mêmes les promoteurs. Le dessein de l'école idéologique française exprime plus directement une prise de conscience des responsabilités de l'esprit dans le gouvernement des hommes. Pour la première fois sans doute l'ordre scientifique s'inscrit officiellement dans les structures constitutionnelles d'une grande nation.
Le 8 août 1793, la Convention, poursuivant son projet de faire table rase de toutes les institutions de la monarchie, supprime les académies et sociétés savantes ; elle charge son comité d'Instruction publique de dresser le plan de structures nouvelles. L'élaboration de ce statut est lié à l'intense travail législatif et constitutionnel qui se poursuit tout au long des dramatiques vicissitudes de la Terreur et n'aboutira qu'après la chute de Robespierre. Le comité d'Instruction publique, pendant cette période difficile, regroupe un certain nombre d'esprits modérés, parmi lesquels Lakanal, Daunou, Grégoire, Sieyès, dont les intentions correspondent au vœu commun de l'école idéologique. La constitution directoriale de l'an III, s'inspirant du projet de Condorcet pour l'instruction publique, stipule qu' « il y a pour toute la République un Institut national, chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences » (22 août 1795).
Cette déclaration trouvera son plein développement dans la loi organique portant constitution de l'Instruction publique du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), testament intellectuel et pédagogique de la Convention, datée de la veille même du jour où celle-ci va s'effacer, pour céder la place à un régime nouveau. L'Institut s'inscrit dans le cadre de l'organisation d'ensemble de l'éducation nationale, dont il constitue le couronnement. « L'Institut national des Sciences et des Arts, stipule le texte législatif, appartient à toute la République ; il est fixé à Paris ; il est destiné : 1° à perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, [34] par la correspondance avec les sociétés savantes étrangères ; 2° à suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l'utilité générale et la gloire de la République. » Les académies anciennes, qui n'étaient à l'origine que des salons ou des clubs semi-privés, se trouvent remplacées par un service public, étroitement associé, par les déclarations même des hommes d'État, à la mise en valeur du sol, à l'exploitation des richesses naturelles, à la prospérité générale, à la défense du territoire, comme aussi à la propagande et à l'expansion intellectuelle [26].
L'Institut national définit l'œuvre maîtresse de la centralisation révolutionnaire dans l'ordre de la pensée. La rationalisation des structures de l'État commande l'application d'un même dirigisme dans l'ordre de la connaissance et dans l'ordre de l'action. La Révolution en son essence est l'entreprise d'une organisation de l'univers humain selon l'exigence de la raison. Les Idéologues, chargés de fournir à la République l'animation culturelle, se vouent à cette mission de définisseurs et mainteneurs d'une doctrine de l'enseignement à tous ses degrés. Le projet idéologique s'inscrit au cœur de l'utopie révolutionnaire du remembrement du domaine politique et social. L'idéologie est une méthode de pensée génératrice d'action ; elle se propose de transformer le monde de l'esprit que les philosophes du type courant ne songeaient qu'à décrire.
Le sens de la totalité solidaire de l'espace mental va de pair avec la détermination d'assumer les responsabilités de la libre entreprise humaine sur la voie du progrès. Il ne s'agit pas seulement d'analyser la genèse des idées, mais aussi celle des sentiments, afin que l'ordre puisse régner dans la réalité humaine : « Dès qu'on connaît la génération de nos sentiments, estime Destutt de Tracy, on sait les moyens de cultiver les uns et de déraciner les autres. Par conséquent, les principes de l'éducation et de la législation sont à découvert, et la science de l'homme en tant que voulant et agissant est achevée. C'est ainsi que je voudrais qu'elle fût traitée, et que je conçois qu'elle terminerait convenablement l'histoire de nos facultés intellectuelles. (...) Un tel traité de la volonté et de ses effets serait à mes yeux l'ouvrage le plus important que l'on pût faire, et celui dont la nécessité est la plus pressante, dans l'état actuel des lumières : car il serait le germe d'une théorie méthodique et certaine de toutes les sciences morales [27]. »
Tracy projette, à travers l'analyse idéologique, une réforme du savoir dans son ensemble. Ce projet, il l'a réalisé dans une large mesure.
Malheureusement, pendant la majeure partie de sa carrière, Tracy, penseur d'opposition, prend son temps à contretemps, sans parvenir à être prophète en son pays. Ce destin symbolise celui de l'école idéologique [35] dans son ensemble ; il serait injuste d'en vouloir à ces penseurs, sous le prétexte qu'ils ont eu une idée trop haute et trop large des responsabilités de la philosophie, et que leurs options politiques ne se sont pas accordées avec les inflexions de l'histoire. Ils se sont souvent trouvés du mauvais côté, mais pour la bonne cause, car l'histoire tournait mal. Opposés au despotisme monarchique d'ancien régime, ils furent à l'honneur en 1789-1791, dans la première période euphorique de la Révolution. Ils subissent une première éclipse pendant la Terreur, sous la dictature de Robespierre, qui fait mourir Condorcet et Lavoisier, emprisonne Tracy, Daunou, Volney. La période thermidorienne, puis le Directoire leur redonnent une influence majeure. Mais leur indépendance, le sens aigu de leur dignité et des exigences de la droite raison, les obligeront à opposer à l'autoritarisme de Bonaparte la même fin de non recevoir qu'au despotisme des anciens rois. Ils avaient espéré être reconnus comme les penseurs officiels de la république française ; mais la république n'avait vécu que d'une existence éphémère et menacée. Et son échec, en fin de compte, était sans doute dû à ce qu'elle n'avait jamais voulu écouter cette voix de la raison que l'école idéologique s'était efforcée de faire prévaloir, en dépit de l'ingratitude des temps.
On sait gré à Voltaire, d'Alembert, Diderot, Rousseau, entre autres, d'avoir été les conseillers politiques des monarques européens, à l'exception du roi de France ; la tradition républicaine leur reconnaît l'honneur d'avoir été les « précurseurs » d'une révolution qui ne correspondait certainement pas à leurs vœux. Les Idéologues, qui ont pensé cette révolution, et l'ont faite, au péril de leur vie et de leur sécurité, sont à peu près oubliés, comme si la hargne de Robespierre et celle de Napoléon à leur égard faisaient autorité aux yeux de la postérité. La majorité des Français ne songe nullement à rejeter l'héritage de l'Assemblée Constituante, de la Convention, du Directoire et du Consulat, en matière de droit constitutionnel, de législation civile, d'organisation politique et administrative. La France moderne est née de ce remembrement des mœurs et coutumes, des traditions et des lois. Cette réformation globale, cette formalisation de l'ordre français demeure inintelligible si on ne la réfère pas aux exigences directrices de l'école idéologique.
Le 27 pluviôse an IV, en l'année 1796, le citoyen Cabanis lit à la classe des sciences morales et politiques de l'Institut national, récemment constitué, le premier des Mémoires dont la collection devait constituer le grand ouvrage sur les Rapports du physique et du moral de l'homme. Le projet idéologique y est replacé dans sa perspective historique : « C'est sans doute, commence Cabanis, une belle et grande idée que celle qui considère toutes les sciences et tous les arts comme formant un ensemble, un tout indivisible, ou comme les rameaux d'un même tronc, unis par une origine commune, plus étroitement unis encore par le fruit qu'ils sont tous également destinés à produire, le perfectionnement et le bonheur de l'homme. Cette idée n'avait pas échappé au génie des anciens (...) Mais c'est au génie de [36] Bacon qu'il était réservé d'esquisser le premier un tableau de tous les objets qu'embrasse l'intelligence humaine, de les enchaîner par leurs rapports, de les distinguer par leurs différences, de présenter ou les nouveaux points de communication qui pourraient s'établir entre eux par la suite, ou les nouvelles divisions qu'une étude plus approfondie y rendrait sans doute indispensable [28]... »
L'école idéologique reprend à son compte l'espérance baconienne. Condorcet, dans ses derniers jours, complète sa philosophie progressiste de l'histoire par un Fragment sur l'Atlantide, reprise de la Nouvelle Atlantide de Bacon, évocation et célébration sur le mode de l'utopie, d'un avenir de la science, libérateur de l'humanité. Après avoir salué Bacon, Cabanis rend hommage à l'équipe de l'Encyclopédie, « association paisible de philosophes formée au sein de la France [29] » ; ces hommes « ont exécuté ce que Bacon avait conçu : ils ont distribué d'après un plan systématique et réuni dans un seul corps d'ouvrage les principes ou les collections des faits propres à toutes les sciences, à tous les arts ». Cet effort communautaire assure la jonction entre la pensée et l'action : « en dissipant les préjugés qui corrompaient la source de toutes les vertus, ou qui leur donnaient des bases incertaines, ils ont préparé le règne de la vraie morale ; en brisant d'une main hardie toutes les chaînes de la pensée, ils ont préparé l'affranchissement du genre humain [30]... ».
Les Encyclopédistes ont bien mérité de l'humanité ; l'école idéologique reprend leur programme, qu'elle veut mettre en œuvre dans la pleine conscience de ce qu'elle doit à ses prédécesseurs ; la postérité devra compter « parmi leurs bienfaits (...) l'établissement de l'Institut national, dont ils semblent avoir fourni le plan. En effet, par la réunion de tous les talents et de tous les travaux, l'Institut peut être considéré comme une véritable encyclopédie vivante, et, secondé par l'influence du gouvernement républicain, sans doute il peut devenir facilement un foyer immortel de lumière et de liberté [31] ». Ainsi se trouve affirmée, avec une netteté admirable, dans le projet idéologique, l'unité de la théorie et de la pratique, le vœu d'une politique de l'intelligence, indissociable d'une nouvelle intelligence de la politique. L'espérance de cette sainte alliance de l'esprit et de l'action devait être déçue. Dès 1803, le Premier Consul supprimera la classe des sciences morales et politiques : cette institution savante est l'un des derniers obstacles sur le chemin du retour au despotisme monarchique. Persécutés, les Idéologues doivent paraître grandis au jugement de l'histoire. L'intention révolutionnaire s'est manifestée à travers eux dans ce qu'elle avait de pur, pour l'honneur de la pensée.
L'une des entreprises les plus originales et les plus audacieuses de la pensée française mérite l'attention et le respect, qui lui sont [37] d'ordinaire refusés. On peut faire des réserves quant au succès de l'entreprise ; sa démesure même la vouait à l'échec. L'Encyclopédie de Diderot, d'intention plus modeste, n'a pas réussi à mettre fin à l'histoire du savoir, ce qui ne l'a pas empêchée de trouver une place honorable parmi les monuments de la culture. Or l'école idéologique, « Encyclopédie vivante », se caractérise, dans l'ordre épistémologique, par la volonté de développer une genèse de toutes les formes de la connaissance à partir d'une méthodologie unitaire, applicable aux objets de pensée les plus divers. La métaphysique traditionnelle doit céder la place à la mise en lumière des procédures qui cautionnent le progrès du savoir dans l'ensemble de ses provinces, qu'il s'agisse de la chimie de Lavoisier, de la biologie de Lamarck, des mathématiques, de l'économie ou de la politique. Ce grand dessein avait été pressenti par Condillac ; les disciples ont radicalisé l'affirmation du maître ; ils ont étendu une même intelligibilité de l'ordre théorique à l'ordre pratique ; le programme du savoir s'est constitué en institution de recherche.
C'est ce qu'a mis en lumière le seul parmi les penseurs du XIXe siècle qui ait tenté de leur rendre justice, Hippolyte Taine. L'auteur de De l'intelligence était aussi l'auteur de la Philosophie de l'Art, de l’Histoire de la littérature anglaise, des Origines de la France contemporaine et de la thèse sur La Fontaine et ses fables : ce philosophe avait une conception précise des responsabilités de la philosophie à l'égard des sciences humaines. Après avoir résumé l'épistémologie des Idéologues, Taine ajoute : « À notre avis cette méthode est l'un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Nous l'avons oubliée depuis trente ans et nous la dédaignons aujourd'hui ; nous avons relevé une vieille logique, composée de pièces disparates, machine discordante dont la scolastique, Descartes et Pascal, ont fourni les rouages rouillés (...) et qui ne pouvait servir qu'à des esprits encore empêtrés dans la syllogistique du Moyen Age. Nous laissons dans la poussière des bibliothèques la Logique de Condillac, sa Grammaire, sa Langue des Calculs et tous les admirables traités d'analyse qui guidèrent Lavoisier, Bichat, Esquirol, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier. La philosophie fut alors la maîtresse des sciences ; elle indiqua une nouvelle route et on la suivit. C'est à cette direction imprimée aux sciences positives qu'on reconnaît les grandes découvertes philosophiques ; le centre déplacé, tout le reste s'ébranle [32]... »
Successeur, ou attardé, de l'idéologie, Taine proteste contre le spiritualisme universitaire, philosophie officielle de la France au XIXe siècle, imposée par voie d'autorité. À l'inspiration triomphante de Victor Cousin et de son école, il oppose l'idée d'une formalisation, d'une axiomatisation des procédures de l'intelligence scientifique, dont les penseurs de la Révolution avaient établi la nécessité. « On les nomme Idéologues, et avec justice ; ils opèrent sur des idées et non sur des faits ; ils sont moins psychologues que logiciens. Leur science [38] aboutit dès l'abord à la pratique. (...) Ils nous montrent comment des collections d'idées se rassemblent en une seule idée, en se résumant sous un seul signe, comment la langue et la pensée marchent ainsi peu à peu vers des expressions plus abrégées et plus claires, comment la série immense de nos idées n'est qu'un système de transformations analogues à celles de l'algèbre, dans lequel quelques éléments très simples diversement combinés suffisent pour produire tout le reste, et où l'esprit peut se mouvoir avec une facilité et une sûreté entières, dès qu'il a pris l'habitude de considérer les jugements comme des équations et de substituer aux termes obscurs les valeurs qu'ils doivent représenter [33]. »
Systématisation d'une intelligence analytique, la doctrine idéologique évoque des résonances singulièrement modernes. Ni Tracy ni Taine ne pouvaient prévoir les outrances logiciennes des « structuralismes » contemporains. Mais cet effort vers l'élucidation de l'espace mental apparaît à l'auteur de De l'intelligence comme le caractère distinctif de la pensée en France : « On a dit que le propre de l'esprit français est d'éclaircir, de développer, de publier les vérités générales ; que les faits découverts en Angleterre et les théories inventées en Allemagne ont besoin de passer par nos livres pour recevoir en Europe le droit de cité (...) S'il en est ainsi, l'idéologie est notre philosophie classique ; elle a la même portée et les mêmes limites que notre talent littéraire ; elle est la théorie dont notre littérature fut la pratique ; elle en fait partie puisqu'elle la couronne [34]... » ; elle est, dit encore Taine, « la vraie méthode de l'esprit français [35] ».
Taine plaidait pour des vaincus et, par anticipation, pour lui-même. Son plaidoyer garde sa force, puisque les Idéologues n'ont pas obtenu de l'ingrate postérité la reconnaissance à laquelle ils ont droit. Leur attitude politique mérite le respect ; la haute conscience qu'ils ont eue des responsabilités nationales et internationales de la science et de la pensée est plus que jamais actuelle ; la recherche d'une épistémologie susceptible d'assurer la jonction de la philosophie avec les sciences de la nature et les sciences de l'homme demeure un des maîtres problèmes de notre temps. Les solutions proposées étaient prématurées, mais la position des questions atteste une envergure mentale, une audace intellectuelle rarement atteintes. Ces questions, qui conditionnent la compréhension et la paix entre les hommes, demeurent pendantes aujourd'hui, et l'on souhaiterait que les dignitaires bureaucrates de l'U.N.E.S.C.O., perdus dans leurs vaines paperasseries et leurs contestations stériles, prennent une meilleure conscience de leur mission en se mettant à l'école des Idéologues français.
[1] Cf. Sergio Moravia, Il tramonto dell'Illutninismo, Filosofia e politica nella società francese (1770-1810), Bari, Laterza, 1968 ; Il Pensiero degli Idéologues, Scienza e filosofia in Francia (1780-1815), Firenze, la nuova Italia, 1974 ; La scienza dell' uomo nel Settecento, Bari, Laterza, 1970. Ces trois ouvrages, que complètent de nombreux articles, forment un ensemble fondamental pour l'étude des Idéologues. Aucun éditeur français n'a accepté de prendre le risque de publier une traduction d'un de ces livres italiens consacrés à des auteurs maudits du domaine français.
[2] Le meilleur travail sur Condorcet est celui de Keith Michael Baker, Condorcet, from natural philosophy to mathematics, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1975 ; il faut lire ce livre en anglais.
[3] Marc Regaldo, Un Breton méconnu, Ginguené, fondateur de l'histoire littéraire, in Missions et Démarches de la Critique, Mélanges Jacques Vier, Klincksieck, 1973, pp. 80-81. Marc Regaldo a consacré une thèse monumentale, et impubliable, à la Décade philosophique, organe officiel de l'école idéologique.
[4] Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, I ; éd. M. Allem, Garnier, 1948, t. I, pp. 40-41.
[6] Pierre Leroux, Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque, Préface à la traduction de Werther, Charpentier 1865, p. 21.
[7] Alexandre Dumas, Mémoires, IV, 54-55 ; cité dans Maurice Souriau, Histoire du romantisme en France, t. I, Spes, 1927, pp. 239-240.
[8] M. Ferraz, Histoire de la philosophie pendant la Révolution (1789-1804), Perrin, 1889, Introduction, p. v.
[11] Op. cit., pp. viii-ix.
[13] Villemain, Choix d'études sur la littérature contemporaine, Didier, 1858, p. 308 ; cité dans Jean Gaulmier, L'idéologue Volney, Beyrouth, 1951, p. 457.
[14] Œuvres philosophiques de Cabanis, p.p. Cl. Lehec et J. Cazeneuve, Corpus général des philosophes français, 2 vol., P.U.F., 1956.
[15] D. de Tracy, Éléments d'Idéologie, avec une introduction de H. Gouhier, I. Idéologie proprement dite, II. Grammaire, Vrin 1970.
[16] Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, p.p. J. Gaulmier, Paris-La Haye, Mouton, 1959.
[17] Œuvres de Condorcet, éd. Condorcet O'Connor et Arago, F. Didot, 1847-1849.
[18] Œuvres complètes de Volney, p. p. Bossange, 1820.
[19] Cf. Jean Gaulmier, L'Idéologue Volney (1757-1820), Contribution à l'histoire de l'orientalisme en France, Beyrouth, 1951. Malheureusement cette thèse, tirée à petit nombre en un pays lointain, n'a bénéficié que d'une diffusion confidentielle ; elle est aujourd'hui introuvable. Le volume plus restreint publié par le même auteur : Volney (Hachette, 1959) ne dispense pas de recourir à l'ouvrage original.
[20] M. Landrieu, Lamarck, le fondateur du transformisme, 1909.
[21] Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine (1804), Œuvres de Cabanis, éd. citée, Deuxième partie, p. 253.
[22] Sainte-Beuve, lettre à Mme Joubert, 1866 ; citée dans F. Picavet, Les Idéologues, Alcan, 1891, pp. 493-494.
[23] Le philosophe J.-R. Carré, dont la thèse portait sur La Philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison (1932), avait tenté de réhabiliter Voltaire aux yeux des philosophes professionnels dans un petit livre au titre significatif : Consistance de Voltaire le philosophe (Boivin, 1938).
[24] Cabanis, Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, Conclusion, 1804 ; éd. citée, pp. 253-254.
[26] Cf. les textes cités dans Ernest Maindron, L'Académie des Sciences, Alcan, 1888, pp. 144 sqq.
[27] De Tracy, Éléments d'Idéologie, t. III, 3e partie, Logique, chap. IX, 2e éd., 1818, p. 385.
[28] Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme, I, Œuvres, éd. citée, t. I, p. 124.
[32] H. Taine, Les philosophes français du XIXe siècle, 1857, Hachette, p. 16.
[33] Op. cit., pp. 17 et 18-19.
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