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Collection « Les auteur(e)s classiques »

PHILOSOPHIE AU QUÉBEC. (1976)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Claude Panaccio et Paul-André Quintin, PHILOSOPHIE AU QUÉBEC. Textes d’un colloque tenu à Trois-Rivières les 1er et 2 mars 1975, sur le thème: « Histoire de la philosophie au Québec: 1800-1950 » organisé conjointement par la Société de Philosophie du Québec et l’Université du Québec à Trois-Rivières. Montréal: Les Éditions Bellarmin, 1976, 263 pp. Collection: “L’univers de la philosophie”, No 5. [Livre mis en ligne en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences so-ciales avec l’approbation de Monsieur Claude Panaccio accordée le 8 avril 2021.]

[9]

PHILOSOPHIE AU QUÉBEC

Introduction

Claude PANACCIO et Paul-André QUINTIN.
Université du Québec à Trois-Rivières

Les textes rassemblés ici sont tous issus d’un colloque tenu à Trois-Rivières les 1er et 2 mars 1975, sur le thème : « Histoire de la philosophie au Québec : 1800-1950 ». Organisée conjointement par la Société de Philosophie du Québec et l’Université du Québec à Trois-Rivières, cette rencontre avait alors réuni un certain nombre de philosophes, d’historiens, de sociologues, de politicologues et de littéraires intéressés, à divers titres et selon diverses perspectives, à l’histoire de la pensée au Québec. Il s’agissait à propos d’un objet fort imprécis, désigné en l’occurrence sous le nom de « philosophie au Québec », de confronter les unes aux autres différentes approches historiques et de mettre en commun dans la mesure du possible les résultats même partiels de recherches parallèles ou convergentes, conduites le plus souvent de façon indépendante.

Le présent recueil cependant, bien qu’il porte encore, dans son caractère interdisciplinaire et peut-être dans sa dispersion même, la marque évidente de l’occasion qui lui a donné naissance, ne saurait être considéré comme les « actes » du colloque en question. La plupart des textes ont été remaniés, et certains de façon considérable, tantôt pour tenir compte des discussions qui ont suivi les exposés, tantôt pour inclure de nouveaux développements que les limites temporelles imposées à la participation de chacun avaient tout d’abord obligé à laisser de côté, tantôt [10] encore pour adapter la formulation aux exigences d'une publication.

D’autre part, certains exposés présentés au colloque ne se retrouvent ici d’aucune façon, leurs auteurs, soit par manque de temps, soit parce qu’ils les réservaient pour d’autres publications, ne nous ayant pas fait parvenir leur texte. Qu’ils n’en soient pas stigmatisés pour autant. L’entente au départ avait été très claire : nul parmi les participants n’était tenu ni moralement, ni autrement, de déposer un texte, et ceux qui effectivement ne l’ont pas fait nous en avaient d’ailleurs prévenus à l’avance. Il est certain néanmoins que les contributions de Jean-Paul Bernard (Histoire, UQAM), de Gilles Bourque (Sociologie, UQAM), de Nadia Eid (Histoire, UQAM), de Paul Gagné (Philosophie, UQTR) et d’Yvan Lamonde (Études canadiennes-françaises, McGill) avaient au moment du colloque suscité un grand intérêt, et que la haute qualité de ces exposés nous porte malgré tout à regretter de ne pas pouvoir les reproduire ici.

Pour ces raisons par conséquent et aussi parce qu’on n’y trouvera aucune trace des discussions, pourtant si riches, qui avaient suivi chaque table ronde, ce recueil n’est en rien le « compte rendu » de l’événement singulier que fut le colloque. Son intérêt réside en lui-même, dans chacun des textes qui le constituent, dans leurs connexions et dans leurs différences, dans leur somme et dans leur division. Aussi demeure-t-il tout à fait insuffisant de caractériser simplement leur lieu commun par l’unité contingente de leur origine. Il est ici question non pas d’un colloque, mais du Québec, de la philosophie et de l’histoire. Trois principes unificateurs qui, chacun à leur manière, font problème et à propos desquels un certain nombre de précisions s’imposent.

[11]

Le Québec d’abord. Nous ne sommes pas sans savoir que le terme n’a pas toujours eu la même résonance et que pendant longtemps, bien que le nom existât, on parlait plus volontiers du Canada français ou même du Bas-Canada. À telle enseigne que certains se demandent s’il n’y a pas quelque anachronisme à utiliser à propos du XIXe siècle, par exemple, l’expression de « philosophie québécoise ». Les connotations politiques et nationalistes, qui sont aujourd’hui rattachées au mot « Québec », risquent en effet de faire oublier que nos ancêtres n’étaient pas des « Québécois », mais des « Canadiens français », voire des Canadiens tout court (par opposition aux « Anglais »). Qu’il suffise cependant de rappeler ce risque, sans que la pertinence du titre en soit affectée. Eussions-nous opté, en effet, pour « Philosophie au Canada français » que le même problème se fût posé, mais à l’inverse, puisque certains de nos textes concernent des situations très récentes (et même carrément contemporaines dans le cas de celui de Messieurs Savary et Vidricaire). Contentons-nous, à l’instar de la plupart de nos collaborateurs [1], d’utiliser rétrospectivement le mot « Québec » pour désigner une certaine entité géographique et administrative dont l’unité historique demeure malgré tout assez évidente, évitant ainsi d’avoir à discuter le problème délicat — mais important — de savoir à quel moment le « Canada français » est devenu le « Québec ».

La délimitation de ce qu’on appelle « philosophie » paraît cependant beaucoup plus complexe. On ne trouvera ici rien de tel qu’une « histoire de la philosophie québécoise », au sens, par exemple, où Bréhier nous a donné une « histoire de la philosophie allemande » et Gilson une « histoire de la philosophie [12] médiévale ». Rien de tel qu’un tableau diachronique de la succession des « doctrines », dans lequel chaque philosophe, chaque système viendrait tout naturellement prendre sa place, rattaché à tel « courant », soumis à telles « influences », « précurseur » de telle école. Cette histoire interne et unifiée reste à faire, si toutefois on la juge encore pertinente. Jusqu’à tout récemment, en tout cas, elle ne semble pas avoir été possible : à l’époque du thomisme triomphateur, l’histoire de la pensée ne pouvait avoir d’autre but que d’évaluer la plus ou moins grande distance qui séparait l’enseignement effectif de la philosophie de la vérité normative, le thomisme lui-même. Le texte de Monseigneur Paquet, récemment réédité par les soins d’Yvan Lamonde, « Coup d’œil sur l’histoire de l’enseignement philosophique canadien » [2] fournit de cette attitude un exemple fort significatif. Inversement, la réaction antithomiste des années ’60 ne voyait dans le passé philosophique québécois qu’un simple repoussoir : avant de songer à faire de l’histoire, il fallait d’abord abattre l’impérialisme ecclésiastique, s’ouvrir à la diversité des courants philosophiques contemporains, réformer l’enseignement même de la discipline et l’ajuster à une société en pleine mutation. Le thomisme, même moribond, était encore trop présent et trop menaçant pour être constitué en objet historique. Encore aujourd’hui, ce passé nous gêne et nous paraît souvent ridicule. Comment parler à des étudiants des manuels de Grenier sans les faire rire ou sans susciter leur indignation ? C’est à la fois si loin et si proche...

Cette émotivité pourtant semble en voie d’être [13] désamorcée, ou du moins réorientée. La vogue actuelle des « études québécoises » suscite à l’égard de notre histoire intellectuelle de nouvelles interrogations, de nouvelles recherches, dont témoignent avec vigueur les nombreux travaux récents sur les « idéologies » québécoises. Dans le domaine de la philosophie, la création à l’Université de Montréal, en 1966, d’un Centre de Documentation en Philosophie canadienne et la parution, en 1972, du livre d’Yvan Lamonde, Historiographie de la philosophie au Québec 1853- 1971 [3] constituent, sans doute, les signes avant-coureurs les plus clairs de cette nouvelle approche moins téléologique, moins polémique et plus proprement historique. Une petite bibliographie de la pensée au Québec 1900-1950 [4], parue au moment même du colloque (mars 1975) en 150 exemplaires, est déjà épuisée au moment où nous écrivons ces lignes (novembre 1975). Tout récemment, l’Université du Québec à Trois-Rivières introduisait dans son programme de maîtrise en philosophie trois nouveaux cours sur l’histoire de la pensée au Québec. L’Institut Supérieur des Sciences Humaines de l’Université Laval poursuit actuellement une recherche sur l’« histoire de la discipline ‘philosophie’ dans les universités québécoises » [5]. Les travaux de maîtrise ou de doctorat, les ouvrages en préparation consacrés à tel ou tel aspect du développement de la philosophie au Québec s’annoncent de plus en plus nombreux.

[14]

Ce n’est pas ici le lieu d’interroger le sens ni la justification de ces nouvelles explorations. Fernand Dumont et Jean-Paul Brodeur s’y emploient chacun à leur façon dans leurs textes respectifs et beaucoup mieux que nous ne saurions le faire. Mais il faut bien de tout ceci tirer les conséquences. Cette récente profusion est l’envers d’une indigence historiographique qui est encore loin d’être surmontée : nous ne sommes pas prêts à écrire l’« histoire de la philosophie au Québec ». Aussi verra-t-on dans ce recueil un ensemble de coups de sonde plutôt qu’une « synthèse », un reflet de la diversité des recherches en cours plutôt qu’une somme unifiée de leurs résultats. On n’y trouvera, en particulier, aucun parti pris clair et unique sur ce qu’il convient d’entendre par « philosophie ». La solution simple qui eût consisté à demander aux collaborateurs de s’en tenir à cela seul qui institutionnellement fut enseigné ou diffusé sous l’étiquette de « philosophie » nous paraissait au départ trop restrictive. Et il est de fait très rare que les historiens de la philosophie aient suivi un tel principe : la Somme Théologique de Thomas d’Aquin est généralement incorporée aux panoramas de la philosophie occidentale, alors que les Principes mathématiques de philosophie naturelle de Newton en sont exclus. D’autre part, partir au contraire d’une définition non pas institutionnelle mais spéculative de la philosophie nous semblait également inacceptable puisqu’il s’agissait justement de refléter, dans le colloque et dans le recueil, une multiplicité d’approches susceptibles chacune de se définir à elle-même ses propres objets.

Aussi avons-nous préféré, un peu lâchement peut-être, laisser chacun de nos collaborateurs se débrouiller seul avec cette question. Que tel texte de Borduas ou d’Arthur Buies appartienne ou n’appartienne pas à l’histoire de la philosophie québécoise, c’est ce que de [15] toute façon on ne saurait décider a priori. À vrai dire, le terme même de « philosophie » n’est pas pour l’historien un concept opératoirement déterminé, capable à lui seul de permettre l’identification d’une série homogène et continue de productions textuelles ou de performances institutionnelles. S’il est vrai que chaque époque, chaque société réorganise pour elle-même le découpage du savoir, la délimitation nette de ce que Michel Foucault appelle les « formations discursives » ne saurait constituer le point de départ de la recherche, mais son résultat. L’expression « philosophie au Québec » ne désigne pas pour nous le dénominateur commun d’un ensemble clairement circonscrit, c’est plutôt le nom d’un problème, d’une incertitude.

Peut-être alors aurions-nous dû pour mieux respecter cette indétermination parler, comme Fernand Dumont, de « la pensée au Québec ». C’eût été, croyons-nous, faire preuve de trop d’ambition. Ce recueil demeure malgré tout, on le voit a posteriori, largement centré autour d’une discipline particulière qu’on appelle la « philosophie » (voir les textes de Louise Marcil-Lacoste, de Marc Chabot, de Marcel Fournier, de Claude Savary et d’André Vidricaire). Et s’il en dépasse les limites, c’est dans la mesure même où ces limites sont imprécises, du moins pour le moment et à nos yeux.

La question d’ailleurs est encore plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. S’y trouvent mises en cause non seulement l’extension du terme « philosophie » mais aussi la pratique même de l’historiographie. Car, il faut bien reconnaître que la possibilité d’une histoire de la philosophie, comme reconstitution d’une série diachronique constante et autonome (relativement ou absolument), fait aujourd’hui problème. Zone de texte: 17[16] Par-delà l’imprécision d’un mot, c’est en matière de production intellectuelle la méthode historique elle-même qui soulève des difficultés. On voit d’abord et surtout réapparaître le vieux conflit de l’internalisme et de l’externalisme : faire l’histoire de la philosophie, est-ce écrire l’histoire sociale d’une institution ou produire l’analyse interne d’une pluralité de doctrines ? Est-ce retrouver l’unité idéologique d’une période ou décrire les « progrès » de la spéculation ? Mais il y a plus encore : comment articuler les unes sur les autres les positions successivement adoptées par les philosophes ? L’histoire de la philosophie est-elle une suite discontinue de monographies ou le récit d’un mouvement orienté ? Et, dans un cas comme dans l’autre, où trouver la clé de l’« interprétation » ou de l’« explication » ?

Que ces questions soient familières n’empêche pas qu’elles soient difficiles. Et l’on comprendra sans peine que, soucieux de contribuer à la confrontation d’approches variées, nous n’ayons pas voulu à leur égard adopter au nom de nos collaborateurs une position d’ensemble. Il nous faut encore une fois leur renvoyer la responsabilité individuelle de leurs choix, le nôtre résidant précisément dans la décision de faire de ce recueil le lieu interthéorique d’une rencontre. Avant d’entrevoir la « synthèse », il faut d’abord se laisser pénétrer par les différences, lire en concurrence les analyses « internes » de Louise Marcil-Lacoste, de Marc Chabot ou de Jean-Pierre Tusseau et les analyses « externes » d’Yves Lamarche ou de Marcel Fournier, voir comment des philosophes comme Claude Savary et André Vidricaire « externalisent » leur approche de l’histoire de la pensée et comment un historien des théories politiques comme André Vachet « internalise » la sienne, porter attention à la matérialité de l’écriture que la méthode du « biblio-tableau » de Roland Houde [17] place au cœur de ses préoccupations, reprendre les propos théoriques de Fernand Dumont et de Jean-Paul Brodeur, comparer tout cela avec l’Historiographie... de Lamonde, l’histoire des idéologies de Jean-Paul Bernard [6], ou celle de Fernand Dumont [7].

Il n’est pas sûr qu’une vision unitaire puisse facilement s’en dégager. Au point de rencontre de deux disciplines bien imparfaitement délimitées et déchirées chacune par de nombreuses querelles internes, l’histoire de la philosophie paraît dans une situation bien inconfortable. Mais l’inconfort ne doit pas être confondu avec le fouillis. Entre toute cette diversité d’approches, des lignes de convergence s’esquissent que les dissemblances ne doivent pas cacher. On s’apercevra vite par exemple que nos collaborateurs s’entendent presque unanimement, du moins dans la pratique des textes ici réunis, pour mettre entre parenthèses la question de la vérité des discours qu’ils étudient [8], et il faut au minimum reconnaître que l’ensemble du recueil ne fait place ni à une histoire apologétique ni à une histoire polémique.

Cette attitude commune permet peut-être d’entrevoir dans ses résultats la possibilité d’un dépassement de l’antinomie traditionnelle internalisme/externalisme. Car s’il est vrai, comme on l’a déjà souligné, qu’on trouvera ici des exemples de chacune des deux approches, on s’apercevra sans doute, à y regarder de Zone de texte: 19[18] plus près, que la coupure n’est pas si nette qu’on aurait pu le penser. N’entrons pas tout de suite dans le débat théorique : Fernand Dumont et Jean-Paul Brodeur y reviendront plus en détails. Mais constatons tout de même, à propos des autres textes, que de facto les démarches apparemment opposées se croisent et se rejoignent. S’il est clair par exemple que les entreprises de Louise Marcil-Lacoste, de Marc Chabot et de Jean-Pierre Tusseau sont au départ essentiellement « internalistes », leurs résultats néanmoins invitent à autre chose. Si l’hypothèse de Louise Marcil-Lacoste est juste, le sens commun dans l’argumentation de nos philosophes joue selon diverses modalités le rôle d’un relais entre la théorie et la pratique de l’enseignement ; d’en prendre au sérieux les conséquences, nous serions donc vite renvoyés vers l’examen de la situation institutionnelle de la philosophie comme discipline. De même, l’analyse proposée par Marc Chabot du thème du « passé » chez certains philosophes nationalistes débouche explicitement sur la reconnaissance du caractère essentiellement « idéologique » et mythologique de ce vibrant appel aux ancêtres, à la race, aux fantômes. De là à demander quelle était la fonction sociale, voire économique, de ce mythe, il n’y aurait plus qu’un pas. De même encore l’étude « interne » de Jean-Pierre Tusseau montre bien comment les positions de Buies sur la langue ou sur la nation sont inséparables de ses combats politiques, eux-mêmes très directement reliés à une situation socio-politique très particulière.

Inversement, les hypothèses très explicitement « externalistes » d’Yves Lamarche et de Marcel Fournier se médiatisent elles-mêmes par quelque chose comme une analyse de contenu. Cela est particulièrement clair pour le texte d’Yves Lamarche qui met en relation étroite des considérations sociologiques sur [19] les positions sociales dominantes au Québec autour de 1920 et l’examen de la « doctrine » véhiculée au même moment par la revue L’Action française. Si, d’autre part, l’approche de Marcel Fournier est encore plus résolument externe par rapport aux contenus des disciplines dont il étudie l’affrontement, elle invite néanmoins à la prise en considération des caractéristiques proprement discursives de ces disciplines ; l’affirmation par exemple que l’enseignement des sciences sociales se « différencie » graduellement de celui de la philosophie supposerait éventuellement une analyse interne de ces enseignements.

Qu’on nous entende bien. Nous ne cherchons pas du tout à suggérer que toutes ces approches reviennent au même et qu’au fond tout le monde est d’accord. Relativement à une telle entreprise de réconciliation générale, nos arguments seraient pour le moins simplistes ; à bien y penser, nous savons tous que la perspective la plus internaliste n’évite jamais tout à fait les considérations socio-politiques et que l’externalisme le plus radical passe toujours par l’analyse de contenu. Mais si cette « évidence » doit être prise au sérieux, elle entraîne sans doute que le problème n’est pas tellement de choisir entre internalisme et externalisme, mais bien plutôt de savoir comment il convient de les articuler l’un sur l’autre. L’analyse interne est-elle le lieu de la description, et l’analyse externe celui de l’explication ? Ou s’agit-il de deux sortes de structures emboîtées l’une dans l’autre ? Et selon quelles règles ? Y a-t-il des « déterminations en dernière instance » ? Ou plutôt un jeu de causalité réciproque ? Une fois mise entre parenthèses la question de la vérité des discours étudiés, le problème théorique qui surgit de lui-même n’est pas celui du conflit entre le sens et la fonction sociale, mais celui de la construction d’un modèle explicatif capable de [20] conjoindre l’analyse de la structure discursive ou de l’architecture d’une « pensée » avec l’analyse de son insertion historique.

C’est assez clairement, nous semble-t-il, ce que tente de mettre en œuvre le texte d’André Vachet. Parti d’une description de la structure conceptuelle de l’idéologie libérale, centrée surtout sur l’identification des thèmes et des thèses qui caractérisent cette idéologie, l’auteur en vient, par la prise en considération des inconséquences internes du libéralisme, à dévoiler le caractère privilégié de la « propriété » dans ce réseau thématique. C’est en se révélant comme idéologie de la propriété privée, dit-il, que le libéralisme dévoile sa logique [9]. Aussi la question de savoir s’il y a eu ou s’il n’y a pas eu une « idéologie libérale » au Québec n’est-elle pas au bout du compte une simple affaire d’étiquette doctrinale, mais une question relative au statut réel (économique) de la propriété privée dans la société canadienne-française. Le problème de l’articulation entre le discursif et le socio-économique est ici directement soulevé.

Mais peut-être, en parlant d’« articulation », négligeons-nous encore quelque chose d’important. Peut-être demeurons-nous encore trop tributaires d’une conception dualiste de l’intellectuel et du social. Ce que font apparaître le texte de Roland Houde, d’une part, et ceux d’André Vidricaire et de Claude Savary, d’autre part, (et sans doute aussi celui de Marcel Fournier), c’est la matérialité de la pensée elle-même, à la fois écriture et institution. Prenant en considération non seulement le contenu d’un texte, mais aussi la texture même du papier, la disposition et la couleur des illustrations, le nombre et la grandeur des pages, le [21] « bibliotableau » de Roland Houde invite à porter attention à la réalité matérielle du livre et à mettre en question la dissociation traditionnelle du contenu et du contenant. Considérée d’autre part comme institution, la philosophie apparaît non seulement comme savoir, doctrine ou théorie, mais aussi et indissociablement comme pouvoir, comme action, comme organisation. Peut-être au fond n’y a-t-il pas un niveau du réel et un niveau du discours qu’il s’agirait de mettre en relation l’un avec l’autre, mais un discours réalisé, matérialisé, un véritable savoir-pouvoir, et un réel sémiotisé, signifiant à tous les niveaux, un pouvoir-signe.

Encore une fois, qu’on nous comprenne bien ! Nous assumons l’entière responsabilité de ces considérations et de ces hypothèses générales et nous ne voulons d’aucune façon ni les imputer à nos collaborateurs, ni inversement suggérer que chacun des textes réunis ici ne constitue rien d’autre qu’un moment « inconscient » d’une démarche globale qui serait la nôtre. Chaque texte adopte une approche spécifique qu’il faut se garder de dissoudre dans une unité artificielle et englobante. Ce recueil cependant nous semble constituer non seulement une juxtaposition de considérations historiques sur le Québec, mais aussi le lieu d’un débat théorique sur l’histoire des idées et sur la philosophie. C’est ce débat que nous avons essayé de cerner quelque peu, quitte à nous y engager nous-mêmes.

Qu’il nous soit permis en terminant de remercier chaleureusement tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à rendre possible la tenue du colloque d’abord et la publication de ce livre ensuite. En premier lieu, bien sûr, ceux-là mêmes qui ont accepté d’y participer soit par des textes, soit par des exposés [22] oraux. Mais aussi ceux qui ont pris part à l’organisation effective de ces deux réalisations : Claude Savary qui en avait eu l’idée originale, Gaston Bellemare qui s’est occupé avec un dynamisme et une efficacité exceptionnels de la régie matérielle du colloque, plusieurs étudiants de l’UQTR qui ont assuré bénévolement toute une série de tâches ingrates, les membres du bureau de direction de la Société de Philosophie du Québec qui du début à la fin ont appuyé le projet. Et surtout, pour finir, l’administration de l’Université du Québec à Trois-Rivières qui a pris en charge tout l’aspect financier du colloque et sans qui, manifestement, tout ceci serait demeuré à l’état de rêve.

Claude Panaccio et Paul-André Quintin.

Université du Québec à Trois-Rivières



[1] Les mots « Québec » ou « Québécois(e) » apparaissent dans les titres mêmes de cinq des dix textes publiés ici.

[2] In Études et appréciations. Mélanges canadiens, Québec. Imprimerie franciscaine missionnaire, 1918, pp. 141-207 ; repris in LAMONDE, Y., Historiographie de la philosophie au Québec 1853-1971, Montréal, Hurtubise HMH, 1972, pp. 51-92.

[3] Voir note précédente.

[4] CHABOT, Marc, La pensée québécoise de 1900 à 1950, bibliographie des textes parus dans les périodiques québécois, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, collection « Recherches et théories », 1975.

[5] Le texte de MM. Savary et Vidricaire, publié ici même sous ce titre, s’inscrit directement dans le cadre de cette recherche.

[6] Cf. par exemple BERNARD, J.-P., Les idéologies québécoises au 19e siècle, Montréal, Éd. du Boréal-Express, 1973.

[7] Cf. par exemple DUMONT, F. et coll., Idéologie au Canada français, 1850-1900, Québec, Presses de l’Université Laval, 1971 ; et Idéologies au Canada français 1900-1929, Québec, Presses de l’Université Laval, 1974.

[8] Nous disons « presque » : Fernand Dumont signale fort à propos les dangers d’une telle suspension du jugement.

[9] C’est ce que M. Vachet avait déjà montré dans son livre : L’Idéologie libérale, Paris, Anthropos, 1970.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 8 avril 2021 13:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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